Que recouvre la notion de partage de la valeur pour la CFE-CGC ?
Il convient de repartir de la définition économique : c’est la différence entre la production et la consommation en provenance de tiers, qui se répartit entre les facteurs de production (le capital, le travail et de plus en plus les données, nouvelle source de production de valeur) et les facteurs économiques (l’investissement, les impôts, les taxes, les intérêts financiers de la dette). À l’échelle d’une entreprise, la valeur ajoutée peut être définie comme celle qui va permettre de payer les salariés, de rémunérer le capital investi par les actionnaires, d’acheter et d’entretenir le matériel de production, d’acquitter les impôts et taxes, de payer les créanciers. S’arrêter à la simple opposition entre rémunération des salariés et dividendes des actionnaires est réducteur.
« Des solutions existent pour rééquilibrer le partage de la valeur »
Secrétaire nationale à l’Économie, Raphaëlle Bertholon revient sur la théorie et la pratique du partage de la valeur, en détaillant les propositions de la CFE-CGC, notamment la création d’un index de la valeur ajoutée.
Est-il possible de résumer la doctrine CFE-CGC sur le sujet ?
Comme l’a montré l’économiste Branko Milanovic avec sa courbe de l’éléphant, la mondialisation a appauvri les classes moyennes des pays occidentaux. C’est pourquoi la CFE-CGC plaide pour un partage de la valeur qui profite à l’ensemble de notre économie, dans l’intérêt de tous. L’équation du partage de la valeur se décline à l’échelle nationale mais aussi en entreprise ou au sein d’une chaîne de valeur, comme on a pu le voir lors de la récente table-ronde CFE-CGC sur l’agro-alimentaire. Le débat a montré que malgré les pressions exercées par les grands donneurs d’ordre sur les sous-traitants, des solutions comme le collectif de consommateurs « C’est Qui le Patron ?! » existent pour rééquilibrer ce partage.
Comment choisir et quantifier les bons indicateurs ?
Pour la CFE-CGC, il faut partir du bon diagnostic. À l’échelle de l’entreprise, la loi Rebsamen a introduit cette notion de partage de la valeur au sein des négociations annuelles obligatoires (NAO) mais il reste à objectiver le sujet. La manière dont le partage de la valeur s’effectue dans l’entreprise doit faire l’objet d’un diagnostic commun. On ne peut pas négocier quelque chose que l’on ne connaît pas. Nous prônons donc la création d’un index de la valeur ajoutée pour partir du bon diagnostic partagé au sein de chaque entreprise. Ce travail d’objectiver le débat a été fait par la CFE-CGC à l’échelle nationale. Nous avons travaillé sur les données de la Banque de France. Elles collent à la réalité du terrain puisque ce sont celles des entreprises françaises. Et elles offrent une approche segmentée par tailles d’entreprise, qui fait apparaître une nette différence entre les grandes et les PME.
Dans les grandes entreprises, une très forte déformation du partage de la valeur au profit des actionnaires »
Une différence dans quel sens ?
Les chiffres démontrent une très forte déformation du partage de la valeur au profit des actionnaires dans les grandes entreprises. En un peu plus de 20 ans, la part revenant aux actionnaires y a presque triplé alors que celle revenant à la rémunération du travail et à l’État (impôts et taxes) a baissé.
Outre cet index de la valeur ajoutée, quelles sont vos autres revendications ?
Le maillon principal est celui de la gouvernance des entreprises car gouverner, c’est décider. Les instances de gouvernance sont composées majoritairement de représentants des actionnaires. Pour opérer un rééquilibrage, la CFE-CGC propose une représentation des salariés à hauteur du tiers des conseils d’administration ou de surveillance. L’objectif est de pouvoir influer en orientant les décisions vers plus d’investissement et d’innovation plutôt que vers des dividendes dont le versement détruit parfois du capital. C’est le moyen d’instaurer une vision longue de l’entreprise, la plus apte à garantir à la fois sa pérennité, la rémunération des actionnaires sur la durée et la sécurisation de l’emploi.
Existent-ils d’autres leviers à actionner en complément d’un renforcement de la place des salariés dans les conseils ?
Tout à fait ! La CFE-CGC prône le développement de l’épargne salariale et de l’actionnariat salarié en assurant l’effectivité des droits de vote des salariés dans les assemblées générales. C’est l’occasion, par exemple, de se prononcer sur la rémunération des dirigeants. Nous préconisons aussi une révision de la formule de participation pour qu’elle soit adossée au bénéfice comptable et non plus fiscal. Trop d’entreprises pratiquent des opérations fiscales minorant leur bénéfice imposable et donc la participation, ce qui prive les salariés d’une partie des bénéfices auxquels ils ont contribué. C’est vrai aussi pour les multinationales qui transfèrent de la valeur grâce au mécanisme des prix de cession auprès d’entités d'autres pays pour des raisons d’optimisation fiscale. Cela revient à spolier de leur travail les salariés du pays à l’origine de la création de valeur.
Les augmentations de salaires ne sont-elles pas le grand sujet du moment ?
Les salaires sont une composante fondamentale du partage de la valeur. La CFE-CGC préconise un pacte de progression salariale qui donne envie aux salariés de s’investir. L’idée est de permettre à chaque salarié, quel que soit son niveau hiérarchique, d’avoir une perspective de progression dès son entrée dans la société. Que son investissement, sa montée en compétences et en qualification soient reconnus par une revalorisation de salaire négociée a minima.
Les cadres et l’encadrement sont les parents pauvres des revalorisations salariales »
Ce n’est pas le cas actuellement ?
Une étude de l’Insee a montré que les cadres et l’encadrement sont les parents pauvres des revalorisations salariales. Pour des raisons qui tiennent à la communication ou au souhait, peut-être, de se donner bonne conscience, les directions ont tendance à valoriser davantage les bas salaires dans les enveloppes collectives des NAO. Il en résulte que les cadres ne peuvent compter principalement que sur des augmentations individuelles ce qui, en l’absence de revalorisations collectives, minore l’effet « récompense » et alimente le mécanisme de leur perte d’engagement.
Il y a un an était publié un rapport parlementaire sur le partage de la valeur au sein des entreprises, salué à l'époque par la CFE-CGC. Où en est-on ?
Pour l’instant, on peut regretter que ses propositions n’aient pas été reprises, alors que l’un des deux rapporteurs, Graziella Melchior, est pourtant une députée LREM. Il est un peu surprenant de voir que l’exécutif a accouché d’une souris microscopique, en l’occurrence le relèvement du seuil à 50 salariés pour les PME qui souhaitent mettre en place par voie unilatérale un accord d’intéressement !
Pourquoi cet enterrement selon vous ?
Le gouvernement voulait continuer dans le sens de la loi Pacte et favoriser les PME, ce qui est une bonne chose par ailleurs. Il n’a pas véritablement adressé la question du partage de la valeur. Si l’on regarde sur une plus longue période, l’effet des ordonnances Macron est venue aggraver la situation. Elles ont conféré aux donneurs d’ordre le pouvoir supplémentaire de flexibiliser les salaires de leurs sous-traitants. Tout l’inverse de ce qu’il aurait fallu faire !
Avant ce rapport, il y avait eu plusieurs évolutions législatives (*). Comment les jugez-vous ?
Il y a l’affichage politique avec l’apparition de nouveaux thèmes de négociation, de nouveaux indicateurs, une exigence accrue de transparence, et il y a le vécu sur le terrain et les moyens réellement mis en œuvre. À l’arrivée, c’est toujours le principe de réalité qui l’emporte. Avec le déploiement des mesures d’urgence puis du plan de relance, nous avions notamment une belle occasion de conditionner les aides aux entreprises et de tenter de rééquilibrer ce partage de la valeur vers plus d’investissements. Force est de constater que, passée la communication de convenance sur les dividendes des entreprises, l’appel à un meilleur partage de la valeur dans les entreprises n’a pas été suivi des faits.
Quelles conclusions opérationnelles en tirez-vous ?
Cela ne peut que nous renforcer dans l’idée que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, et dans notre volonté d’actionner les deux leviers les plus importants à notre disposition : la participation des salariés à la gouvernance des entreprises et la réappropriation des droits de vote de l’épargne salariale. Il reste enfin à préparer l’avenir. L’intelligence artificielle rebat les cartes du partage de la valeur, avec l’irruption de nouveaux modes de production de valeurs et de nouveaux modèles d’affaires. C’est ce à quoi nous travaillons dans le cadre de notre projet européen SéCoIA Deal.
Propos recueillis par Gilles Lockhart
(*) Loi Rebsamen de 2015 : intégration du partage de la valeur au premier bloc de négociation. Loi Sapin II de 2016 : droit de regard des actionnaires sur la rémunération des dirigeants de sociétés cotées. Loi Pacte de 2019 instaurant le ratio d’équité.