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Les 12 travaux du manageur moderne
Pris entre les injonctions de sa direction et de ses équipes, gérant le travail hybride, accompagnant la transformation de l’entreprise, le manageur cumule les défis. Éclairages avec Gaël Bouron (Apec), Laurent Cappelletti (CNAM) et Frédéric Laloue (IGAS).
Si chaque entreprise est unique et que les réalités du management ne sont pas forcément les mêmes selon qu’on a 5 ou 50 collaborateurs sous son autorité, les manageurs de tous âges et de tous secteurs d’activité font face à des défis communs. En voici une liste non exhaustive.
1. GÉRER LES ATTENTES RESPECTIVES DE LA DIRECTION ET DES ÉQUIPES
Si l’image du manageur tiraillé entre les attentes de son équipe et de sa direction n’est pas nouvelle, « aujourd’hui plus que jamais, les manageurs doivent faire tenir des logiques opposées », analyse Gaël Bouron, responsable adjoint du pôle études de l'Apec. « La direction souhaite qu'ils gèrent la performance de leur équipe et atteignent les objectifs visés tout en veillant au bien-être de leurs collaborateurs, ce qui peut entraîner des logiques parfois opposées entre contrôle et autonomie. »
Cette situation inhérente au métier de manageur est rendue plus difficile par un réflexe récent tendant à lui attribuer tout échec. « Or, selon nos chiffres de juin 2025, 83 % des cadres sont globalement satisfaits de leur manageur », rappelle Gaël Bouron. Par ailleurs, de nombreuses études montrent qu’il existe bien une convergence entre performance et bien-être. Une menée par le MIT et Harvard en 2018 indiquait que les salariés heureux seraient 31 % plus productifs. Dans cette logique, le rôle du manageur est de transformer les attentes de la direction en défis mobilisateurs pour les équipes. Et, dans l’autre sens, de faire remonter les revendications de ces dernières pour les transformer en arguments opérationnels pour les dirigeants.
2. FÉDÉRER DES ÉQUIPES DISSÉMINÉES
Avec l'évolution des modes de travail (télétravail, flex office…) qui dispersent les salariés à travers le pays ou parfois même le monde, un nouveau rôle échoit au manageur : fédérer des équipes dont les membres se croisent peu et vivent à des rythmes différents. « C'est un défi auquel il est difficile de répondre, en partie car les collaborateurs préfèrent un management individualisé. Mais cette logique est complexe à appliquer lorsqu'il faut créer un cadre commun et agir comme un collectif », considère Gaël Bouron.
Pour y parvenir, l'expert recommande de formaliser les temps collectifs existants ou d'en instaurer de nouveaux : réunions d'équipes hebdomadaires, jours de présence en commun, points individuels réguliers... Il s'agit aussi de créer un cadre partagé pour multiplier les échanges entre collègues et célébrer les réussites collectives afin de maintenir le sentiment d'appartenance.
Dans ce contexte de dispersion induit par le travail hybride, les manageurs doivent aussi abandonner l'illusion de la disponibilité permanente, et se former en conséquence. « L’équivalent du MEDEF irlandais a lancé un programme de formation de tous les manageurs à la gestion du travail hybride. Cette initiative traduit un réel intérêt des entreprises pour cette problématique », affirme Frederic Laloue, inspecteur général des affaires sociales à l’IGAS et co-auteur d’un récent rapport sur les pratiques managériales en France.
83 % des cadres sont globalement satisfaits de leur manageur » (étude APEC juin 2025)
3. MANAGER DES ÉQUIPES INTERGÉNÉRATIONNELLES
Autre défi de taille : comment gérer des équipes rassemblant deux ou trois générations différentes, où certains membres pourraient être les enfants voire les petits-enfants d’autres ? « Il faut rester prudent avec cet aspect nouvelles versus anciennes générations », tempère Gaël Bouron. Certes, les jeunes ont de fortes attentes en termes d’évolution professionnelle (quitte à changer régulièrement d’employeur), de formation, de feedback de leurs supérieurs sur leur travail. Quant aux seniors, leurs attentes sont par exemple davantage focalisées sur la possibilité de transmettre leurs compétences.
« Bien qu’il existe des attentes particulières pour chaque génération, les demandes restent globalement les mêmes, notamment sur la flexibilité de l’emploi du temps et des horaires, sur l’autonomie, et tout ce qui rend un métier intéressant », ajoute l’expert de l’Apec. Attention donc à ne pas perdre de vue ces demandes communes en se concentrant trop sur des stéréotypes générationnels. Concrètement, le manageur peut valoriser la complémentarité des générations en organisant du mentorat croisé, en adaptant les formats et les modes de communication, et surtout en personnalisant son approche non pas selon l'âge, mais en fonction des besoins individuels de chaque collaborateur.
4. VEILLER A LA SANTÉ MENTALE DES COLLABORATEURS
Lorsqu’ils sont interrogés sur le sujet, 9 manageurs sur 10 affirment que veiller à la santé mentale de leurs collaborateurs fait partie de leur rôle, souligne Gaël Bouron. « Mais dans les faits, beaucoup doivent bricoler avec les moyens du bord et sont laissés seuls, sans soutien. » Les outils à leur disposition ne sont pas nombreux mais ils existent. « Adapter la charge de travail et les objectifs en fonction des difficultés du salarié est un bon début. Il s’agit aussi de demander à la direction plus de leviers pour avoir davantage d'autonomie dans la gestion de leurs équipes », recommande l’expert Apec.
Pour cette raison, il est essentiel de bien identifier les limites de son poste et savoir quand « laisser la main ». Le manageur n'est ni psychologue ni médecin : son rôle s'arrête à l'observation, à l'écoute et à l'orientation. Concrètement, cela signifie savoir repérer les signaux d'alerte et les signaux faibles, oser aborder le sujet, puis orienter le collaborateur vers la médecine du travail, les ressources humaines ou le service de santé au travail de l'entreprise. Un autre levier consiste à cultiver un environnement de travail sain en encourageant les pauses et un droit effectif à la déconnexion, et en reconnaissant régulièrement le travail accompli par ses équipes.
5. PRENDRE SOIN DE SA PROPRE SANTÉ MENTALE
S’ils doivent veiller à celle de leurs collaborateurs, beaucoup de manageurs ne font pas assez attention à leur propre santé mentale. « Bon nombre considèrent que leur rôle, en tant que manageur, est de ne jamais montrer sa vulnérabilité. Or, le manageur est un collaborateur comme les autres. Face aux difficultés, beaucoup surinvestissent davantage et risquent un burn-out ou une dépression, constate Gaël Bouron. Quand on parle de la santé mentale au travail, il faut aussi faire en sorte que celle des manageurs soit préservée. » Pour y parvenir, le manageur doit apprendre à poser des limites : clarifier ses plages de disponibilité, se déconnecter réellement le soir et le week-end. Car un manageur épuisé ne saura pas soutenir efficacement son équipe.
Par ailleurs, il faut être capable de savoir dire « Je ne sais pas », reconnaître et corriger ses erreurs. Ne pas hésiter à demander de l’aide à sa propre hiérarchie ou aux services des ressources humaines. Ce n’est pas un aveu de faiblesse, mais une preuve de responsabilité. Enfin, échanger avec ses pairs manageurs sur les difficultés du métier, pour avoir une oreille attentive et recevoir des conseils, sans jugement, est aussi une soupape de sécurité pour les manageurs pouvant éprouver des difficultés.
6. PRÉVENIR LE HARCÈLEMENT
Si veiller à la santé mentale des collaborateurs est souvent un rôle auto-imposé des manageurs, prévenir le harcèlement est une obligation légale. Mais comment reconnaître un harcèlement ? Quand et comment intervenir ? Vers qui orienter la victime ? « Il y a cinq indicateurs sur lesquels il y a consensus pour déterminer qu'il y a un problème dans l’entreprise ou chez un de ses salariés, explique Laurent Cappelletti, professeur au CNAM (chaire comptabilité et contrôle de gestion) et auteur de nombreux travaux sur le management. Ce sont l’absentéisme ou les accidents de travail qui dépassent les seuils incompressibles, une rotation excessive du personnel, un défaut de qualité, et une sous-productivité. Si ces indicateurs sont macros, ils peuvent être des signaux d'un harcèlement individuel en cours. »
Pour agir, l'entreprise doit avoir préalablement établi un dispositif d'aide aux victimes, et ne pas attendre de traiter au cas par cas. « Pour que ce dispositif soit efficace, il faut former les manageurs à la détection et créer un système de déclaration où la personne harcelée peut signaler les faits car parfois, elle n'aura pas envie d'en parler à son manageur », observe Laurent Cappelletti. Qui souligne par ailleurs l’importance d’un processus contradictoire dans lequel les DRH, aidés par un juriste, évaluent la qualification du problème et alertent la justice si nécessaire. « Bien sûr, les personnes harcelées peuvent aller directement en justice. Mais c'est mieux si l'entreprise s'en empare et forme le manageur à ces sujets », précise Laurent Cappelletti.
Un rôle à jouer en matière de prévention de la santé mentale de leurs collaborateurs, mais peu de moyens »
7. SE FORMER ET SE FAIRE ACCOMPAGNER
Les processus d’accompagnement et de formation des manageurs sont une composante fondamentale en entreprise. « 60 % des manageurs obtiennent ce poste via des promotions internes. Les manageurs formés en école sont une minorité », rappelle ainsi Gaël Bouron. Mettre en place des dispositifs pour aider les manageurs, en particulier ceux qui prennent la responsabilité d'une équipe avec qui ils étaient collaborateurs, est un enjeu dont les employeurs doivent se saisir à bras-le corps. »
« En France, on considère souvent que le management est un don qui va être spontané avec un diplôme ou une nomination. Dans d’autres pays (Allemagne, Suède, Italie…), le management est davantage un geste professionnel qui demande des compétences techniques spécifiques », souligne Frédéric Laloue. Pour lui, des formations individuelles (dialogue social, gestion humaine…), via des parcours structurés, peuvent permettre aux manageurs de construire et de maintenir leurs compétences.
La formation est d’ailleurs un domaine où les organisations syndicales, qui proposent de nombreuses formations à leurs adhérents, peuvent jouer un rôle central, tout comme l’Apec, qui déploie ce type de services. Pour Laurent Cappelletti, il y a urgence à le faire. « Il y a un absentéisme managérial en France, c’est une carrière de moins en moins désirée par les cadres. Si 90 % des manageurs sont pleins d’envie, ils ne sont pas assez formés ni suffisamment soutenus par leur entreprise pour mettre en œuvre le cahier des charges. »
8. APPRÉHENDER L’USAGE DE L’IA
Les outils d’intelligence artificielle (IA), notamment d’IA générative, sont de plus en plus utilisés par les salariés, que ce soit au travail ou pour la vie personnelle. Comment l’appréhender sous l’angle managérial ? Pour Laurent Cappelleti, le recours à l’IA doit être pertinent et non déresponsabilisant. « Je fais beaucoup de contrôle interne et l’IA s’avère très efficace pour faire des analyses de risque, de conformité, de droit. Mais elle doit être utilisée pour améliorer une décision, pas la prendre à notre place. » Pour éviter une utilisation « cognitive » systématique de l’IA de la part des manageurs, il recommande d’en parler au sein de toutes les instances de l’entreprise : « Tant que la technologie n’est pas maitrisée, il faut en faire un sujet permanent abordé en comité directeur ou au conseil d’administration, afin de mettre en place une utilisation raisonnée et pertinente de l’IA. »
Sur le terrain, c’est encore loin d’être le cas. « Beaucoup d'équipes ou de services n'ont aucune politique en la matière, assure Laurent Cappelleti. Certains salariés utilisent l'IA parfois clandestinement (shadow AI). » D'où son appel aux manageurs afin que ceux-ci fassent régulièrement remonter le sujet pour que leur entreprise reprenne la technologie en main. Car des utilisations raisonnées de l’IA sont possibles. Former les collaborateurs aux bons usages, maintenir un dialogue sur les craintes et les opportunités liées à l'outil permet d'éviter les dérives et l'usage clandestin. Pour ce faire, il est en particulier possible d’identifier les tâches répétitives ou chronophages qui peuvent être confiées à l'IA pour libérer du temps sur des missions à plus forte valeur ajoutée. Et établir clairement quelles décisions doivent impérativement rester humaines.
9. S’APPROPRIER LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE
La transition écologique est un autre sujet montant en puissance auprès des manageurs, bien qu’il puisse encore sembler abstrait dans certaines entreprises. « Toutes les activités humaines au sein d’une organisation ont un impact environnemental, rappelle Laurent Cappelletti. Elles sont parfois le résultat direct des comportements et des pratiques humaines des équipes sous la responsabilité des manageurs. » Or, toute entreprise ne prenant pas en compte les contraintes de la transition écologique s’expose à des amendes pour non-conformité, qui peuvent s’élever à plusieurs milliers d’euros. Sans compter l’impact sur la réputation de l'entreprise auprès de l’opinion publique, de ses concurrents, etc.
Il revient donc là encore au manageur de gérer au mieux les activités de son équipe pour éviter les écueils : optimiser les déplacements, réduire l’empreinte numérique et le gaspillage, privilégier les fournisseurs locaux, etc. Pour y parvenir, il faut respecter plusieurs points structurants. Le premier, que l’entreprise ait établi une stratégie de transition écologique ; le second, qu’elle donne aux manageurs les moyens de l’appliquer ; et le troisième, que le manageur ait été formé pour le faire. Au-delà des questions de conformité, la transition écologique est aussi un levier de mobilisation des équipes, notamment auprès des jeunes générations, sensibles à ces enjeux. En valorisant les initiatives individuelles et collectives, le manageur peut ainsi transformer une contrainte en un projet collectif fédérateur.
Les employeurs doivent mettre en place des dispositifs pour former et aider les manageurs »
10. ANTICIPER LES ENJEUX DE LA TRANSPARENCE SALARIALE
En juin 2026 doit avoir intervenir la transposition de la directive européenne sur la transparence des salaires dans le droit français, laquelle doit renforcer les obligations des entreprises en la matière. Si elle plaît à 64 % des cadres français qui estiment que les salaires de chacun devraient être connus de tous dans l’entreprise, les manageurs, eux, sont plus partagés. En effet, selon une récente étude de l’Apec, 6 sur 10 anticipent des difficultés à justifier objectivement les écarts actuels à leurs équipes, ou de possibles conflits.
« La première chose à dire, c'est qu’on ne faut pas faire porter aux manageurs le poids de ces différences salariales, rassure Laurent Cappelletti. Dans le secteur public, les rémunérations dépendent de grilles sur lesquelles ils n'ont pas la main. Dans le secteur privé, beaucoup d'entreprises fonctionnent sur des modèles de salaires standardisés ou de procédures descendantes qui enlèvent toute marge de manœuvre au manageur, ainsi qu’un précieux levier d'action et de motivation des équipes. »
Face à ces nouvelles exigences de transparence salariale et aux impacts incertains, le rôle du manageur consistera à orienter les collaborateurs se sentant lésés vers les bons interlocuteurs (DRH ou direction). Si une injustice est avérée, il pourra alors défendre son collaborateur. Pour autant, selon Laurent Cappelletti, l'idéal serait que les manageurs retrouvent une vraie marge de manœuvre en la matière. « Ils devraient avoir la main sur au moins 20 % de la rémunération de leur équipe (part variable, primes…). Cela leur permettrait de récompenser les mérites individuels. »
11. CONSERVER SON EXPERTISE MÉTIER
Si le développement des compétences managériales est un enjeu central, il ne doit pas se faire au prix de l’expertise technique originelle du manageur. « Les managés veulent que leur manageur ait des compétences et une expérience technique. Sans cela, il ne sera pas toujours reconnu comme légitime. Le manageur étant responsable et garant des objectifs à atteindre, il doit être capable de prendre le relais de ses collaborateurs », précise Gaël Bouron. D’où le double défi auquel les manageurs doivent répondre : développer leurs compétences relationnelles pour piloter leur équipe tout en conservant et entretenant leur expertise technique.
Mais au-delà des compétences individuelles, c'est la conception même du management qui doit évoluer. « Le management doit dépasser les relations strictement interpersonnelles pour tendre vers une vision collective impliquant manageurs, managés et hiérarchie », explique Frédéric Laloue. Pour Laurent Cappelletti, les entreprises auraient tout intérêt à définir une déontologie du management négociée avec les syndicats et les représentants du personnel. « On n’arrête pas de parler de style de management comme si c'était naturel. Mais il y a un comportement standard qui devrait être défini, tout en laissant une part de personnalité à chacun. Être exigeant et bienveillant doit constituer un socle commun. »
12. S’INSPIRER DES BONNES PRATIQUES À L’INTERNATIONAL
Là où le management français peine à attirer, qu'en est-il chez nos voisins européens ? Dans les pays étudiés par l'IGAS (Suède, Allemagne, Italie, Irlande), la fonction repose sur des relations plus horizontales et une culture plus participative. Ces pratiques favorisent l'engagement des salariés et élargissent le profil des manageurs qui accèdent à la fonction.
« En Suède, une organisation syndicale a développé toute une série de brochures pour repérer des manageurs potentiels, y compris des personnes avec des profils plus atypiques », rapporte Frédéric Laloue. À l'inverse, le modèle français reste marqué par un management « statutaire », encore trop lié à la promotion hiérarchique, avec peu d'autonomie laissée aux équipes. Résultat : un manque d'attractivité de la fonction et un sentiment d'isolement accru pour le manageur.
Face à ce constat, l'IGAS suggère en particulier d'intégrer le dialogue social à la formation des manageurs dès l’université et de développer les structures d'accompagnement qui leur sont dédiés. Des évolutions qui pourraient faire du management français un modèle plus ouvert et plus attractif.
François Tassain