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Publié le 19 - 10 - 2022

    ExxonMobil : comment la CFE-CGC a négocié

    Sondages numériques, lettre ouverte au PDG, implication des juristes et des élus de la Confédération : première organisation syndicale du Groupe, la CFE-CGC a déroulé sa stratégie autour de l’accord salarial chez ExxonMobil.

    Trois femmes et trois hommes au sein d’une équipe syndicale soudée, dans la tourmente d’une négociation salariale sur fond de grève et de pénuries de carburants. Voilà le profil de l’équipe CFE-CGC d’ExxonMobil. Ann-Gael Lainé, déléguée syndicale côté Pétrole, membre du bureau fédéral d’Enermine, s’est chargée des sondages et de la communication. Florence Robert, DS Pétrole, et Nathalie Karbowski, DS Chimie, ont participé à l’entrevue avec des inspecteurs du travail qui souhaitaient se positionner comme médiateurs. Le casting masculin est composé de François Remont, coordinateur CFE-CGC pour le Groupe ExxonMobil, de Gilles Telal, secrétaire du comité central d’entreprise et délégué syndical central Pétrole, et de Jean-Pascal Pencreach, son homologue pour l’activité Chimie. Les deux DSC passent en revue les épisodes.

    LE CONTEXTE : UNE RESTRUCTURATION MONDIALE
    Il y a deux ans, ExxonMobil annonce une restructuration mondiale, déclinée en Europe, appliquée en France où elle se traduit par un PSE de 280 suppressions d’emplois, ramené à 210 postes. Le dialogue social est difficile puisque la CFE-CGC, première organisation syndicale dans le Groupe avec 36 % de représentativité, ne parvient pas à éviter totalement des licenciements contraints. ExxonMobil transfère et centralise des activités support (engineering, maintenance, achats...) à l’étranger dans des Global Business Center (GBC), comme il est coutumier de le faire, mais sans préparation suffisante.

    Jean-Pascal Pencreach : « Le démarrage de tous nos maux est là. La perte de connaissance, de savoir et la mauvaise gestion de cette migration d’activité se sont traduites par ce qu’on a appelé dans notre jargon du "support inversé" de la part des salariés français. Ils ont dû venir au secours des GBC censés les aider, au prix d’une surcharge de travail. »

    LA GOUTTE D’EAU : 2021 ANNÉE ZÉRO
    Dans ce contexte survient la crise du Covid. Secteur aéronautique en berne, chimie ayant besoin de moins de plastique : la direction d’ExxonMobil demande aux salariés de fournir des efforts. Traduction : zéro augmentation salariale en 2021 puis +2,2 % en janvier 2022, alors même que l’activité Pétrole redémarre et affiche 400 millions d’euros de bénéfices au premier semestre 2022. Au début de l’été dernier, les revendications portent sur la compensation de l’inflation par rapport au mois de janvier. La direction rétorque qu’elle attend de connaître les dispositions de la prime Macron et donne rendez-vous aux syndicats en septembre.

    Gilles Telal : « En 2021, les salariés n’avaient pas trop le choix mais pouvaient comprendre. Aujourd’hui, ils aimeraient qu’on leur renvoie l’ascenseur, qu’on ne se contente pas de leur dire : "Vous avez bien bossé, merci les gars !" La direction a accepté d’anticiper au mois de septembre les négociations salariales pour 2023 initialement prévues en décembre. Mais elle n’a jamais dit ou écrit : "On va faire un rattrapage 2022." Elle a toujours parlé de négociations 2023. »

    SEPTEMBRE 2022 : BILATÉRALES ET PREMIER SONDAGE
    Au mois de septembre, chaque organisation syndicale est reçue par la direction pour cadrer la négociation annuelle obligatoire (NAO). En amont, la CFE-CGC a interrogé une liste élargie d’adhérents et de sympathisants afin de définir sa feuille de route. Elle l’a fait au moyen d’un sondage mis en ligne sur les ordinateurs et les portables. Les questions portaient sur les attentes par rapport à la négociation. Près de 1 500 réponses (sur 2 000 sondés) sont revenues, assorties de commentaires en ligne : « AG insuffisante par rapport à l’inflation » ; « On ne signe pas quelque chose où on va perdre du pouvoir d’achat » ; « Il manque le rattrapage de l’inflation », etc.

    Gilles Telal : « Cela nous a aidé à bâtir notre argumentaire, notre stratégie de négociation. C’était la deuxième fois que nous utilisions le sondage. Nous l’avions fait pour une autre négociation sur le télétravail et sur le forfait-jours. Cela nous a apporté des éléments auxquels nous n’avions pas forcément pensé. »

    OUVERTURE DE LA NÉGOCIATION ET CHATROOM
    20 septembre 2022, début de la NAO. Le 21 au soir, les propositions de la direction consistent en +6,5 % d’enveloppe salariale, dont 4 % d’augmentation générale et 3 000 euros de prime de partage de la valeur (PPV, ex-prime Macron), avec une position de repli à +4,7 % et 2 000 euros de prime non-PPV (donc cotisable) en cas d’absence de signature majoritaire. Dès la fin de la séance, la CGT et FO se déclarent non-signataires. Pendant les débats, les négociateurs CFE-CGC maintiennent un forum en ligne sur Zoom pour informer l’ensemble de leurs élus du déroulement.

    Gilles Telal : « Une négociation salariale suscite beaucoup d’attente chez les salariés. Il faut donc que nos délégués syndicaux présents un peu partout géographiquement disposent des éléments et puissent communiquer en temps réel ce qui se passe. »

    CONSULTATION DE LA BASE
    Le 26 septembre, la CFE-CGC organise un nouveau sondage numérique pour présenter les propositions de la direction et savoir si les salariés souhaitent qu’elle signe. Le soir-même, les membres du comité directeur de la CFE-CGC ExxonMobil se réunissent (virtuellement) et décident de se positionner par la négative, en reflet du sondage (1 400 réponses) qui donne la majorité au « Non ». Ils décident de continuer à demander une clause de revoyure.

    Jean-Pascal Pencreach : « Comme les OS ne se bousculaient pas pour signer, la direction a commencé à faire intervenir des superviseurs et des managers pour expliquer aux salariés tout le bien qu’il fallait penser de ses positions. Malheureusement pour elle, à chaque intervention de dirigeant, on constatait une inversion de la tendance. Le "Non" est ainsi passé en tête dans les minutes qui ont suivi la prise de parole d’un RH sur la plateforme… »

    LETTRE OUVERTE AU PDG
    Pour la première fois de son histoire, la CFE-CGC d’ExxonMobil écrit une lettre ouverte au PDG, Charles Amyot. Datée du 27 septembre, elle comprend notamment les lignes suivantes : « Notre groupe est au bord de la rupture et fonctionne sur la bonne volonté et l’engagement de vos salariés. Les charges de travail des postes sont trop élevées et la charge mentale trop forte. Le management doit évoluer au-delà de la reconnaissance financière et du rattrapage de l’inflation. » Le PDG y répond le jour-même par courriel, se dit « prêt à entendre les critiques » et propose « une réunion d’échanges » le lendemain.

    Gilles Telal : « Dans son bureau, Charles Amyot nous a dit qu’il n’avait pas reconnu notre position en entrée de négociation, ni notre position à l’UFIP aux négociations de branche, ni nos méthodes de communication avec cette lettre ouverte, qu’il ne reconnaissait plus la CFE-CGC ni son président, François Hommeril… À une remarque peu amène du DRH, j’ai répliqué : "Voilà, M. le Président, exactement ce dont nous ne voulons plus. Que l’on nous rabaisse comme cela." »

    NOUVEAU SONDAGE ET SIGNATURE DE L’ACCORD
    Après une nouvelle séance paritaire, le 29 septembre, à l’issue de laquelle FO et la CGT poursuivent leur grève, la CFE-CGC relance un sondage auprès de ses élus, mandatés et candidats aux élections professionnelles prévues en octobre. Plus de 70 % des répondants lui demandent de signer au vu des nouvelles avancées. La CFE-CGC se déclare signataire de l’accord salarial.

    Gilles Telal : « Il fallait sortir du conflit de la meilleure manière possible devant des propositions salariales qui étaient correctes, même si nous n’obtenions pas la clause de revoyure. Nous travaillons pour un groupe américain dont on a vu, depuis le PSE, qu’il prenait désormais beaucoup moins de gants. Derrière cette négociation salariale, il y a l’enjeu de décisions qui pourraient être prises à beaucoup plus haut niveau et impacter les salariés français. À un moment, il faut savoir se positionner en syndicat responsable et penser à la préservation de l’outil industriel. »

    SUPPORT JURIDIQUE DE LA CONFÉDÉRATION
    Le 6 octobre, juristes et élus politiques de la Confédération se prononcent sur la possibilité pour la CFE-CGC d’ExxonMobil de solliciter une application de l’accord basée uniquement sur sa signature. Avec 36 % de représentativité sur les collèges 2 et 3, elle ne peut faire appliquer d’office ne serait-ce qu’un accord catégoriel. Il faut qu’elle demande un référendum, auquel cas la direction devrait en organiser un sur les collèges 2 et 3 pour valider la signature de la CFE-CGC.

    Gilles Telal : « Les juristes de la Confédération ont pris en compte la jurisprudence. Si nous avions demandé ce référendum, les autres OS auraient pu nous attaquer, avec le risque de perdre le positionnement catégoriel… au niveau confédéral. Gilles Lécuelle, secrétaire national CFE-CGC au dialogue social, a dit non. »

    PROPOSITION COMPLÉMENTAIRE ET ACCORD MAJORITAIRE
    Le 10 octobre, la CFDT signe à son tour l’accord salarial après une proposition complémentaire de la direction (hors accord proprement dit) d’octroyer une prime de mobilité de 750 euros. L’adjonction de son poids à celui de la CFE-CGC rend l’accord majoritaire, applicable à tous les collèges. Le lendemain, FO et la CGT poursuivent la grève.

    Conclusion de Gilles Telal : « Dans notre manière de travailler, nous avons un coordinateur, deux DSC ainsi qu’un comité directeur constitué de tous nos délégués syndicaux qui pilotent l’action militante au sein du Groupe : une raffinerie à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), une autre en Normandie qui fait du pétrole et de la chimie, le siège social à Nanterre (Hauts-de-Seine), la force de vente sur tout le territoire, plus tous les dépôts qu’on opère en France. Ce que nous vivons peut arriver à d’autres entreprises. Peut-être que la manière dont nous avons travaillé, interagi avec nos collègues et avec nos instances pour éviter de faire des erreurs en pleine action, peut donner des bonnes pratiques à d’autres. »

    Gilles Lockhart