La patate chaude de l’interprétation du droit de grève au regard des normes de l’Organisation internationale du travail (OIT) vient de passer de Genève à La Haye. En novembre dernier, la Conseil d’administration de l’OIT a voté la saisine de la Cour de justice internationale (CIJ) pour que l’instance tranche enfin et indique si le droit de grève est protégé par les normes de l’OIT. Source des tensions les plus vives depuis plus de 10 ans, voici quelques clefs pour comprendre l’importance colossale de cette controverse.
Droit de grève : la Cour de justice internationale saisie par l’OIT
Après dix ans d’un différend sur le droit de grève entre les représentants des employeurs et ceux des travailleurs au sein de l’Organisation internationale du travail, la CIJ a été officiellement saisie.
CONSÉCRATION DU DROIT DE GRÈVE DANS LA RÉGLEMENTATION INTERNATIONALE : LES RACINES DE LA CONTROVERSE
Au cœur de la controverse sur le droit de grève réside un désaccord sur le fondement réglementaire du droit de grève. Plus particulièrement, il s’agit de déterminer s’il est un droit protégé par la Convention n°87 de 1948 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical. De manière constante depuis des décennies, les organes de contrôle de l’OIT ont consacré une interprétation sans équivoque : le droit de grève est un corollaire de la liberté d’association consacré par la C87. Pour les employeurs, le droit de grève ne peut découler que des principes généraux mentionnés dans l’introduction de la Constitution de l’OIT.
Le droit de grève à l’OIT n’a jamais été envisagé d’un œil bienveillant par le groupe des employeurs mais jusqu’aux années 1990, cette interprétation ne faisait pas l’objet d’accrochages majeurs. À partir de là, pour discuter de problèmes concernant l’effectivité du droit de grève, il est nécessaire d’ouvrir des chemins de traverse tacites.
Depuis 2012, la situation s’aggrave pour évoluer rapidement vers une situation de blocage. Le Britannique Guy Ryder, issu du rang des travailleurs, venait d’être élu directeur général de l’OIT en juin 2012 et le rapport annuel de la Commission des experts établissait clairement que le droit de grève découle de la liberté syndicale. Ces évolutions ont sans aucun doute dû titiller la fibre réactionnaire des employeurs qui réagirent de manière drastique : le droit de grève est depuis lors un sujet tabou.
2012 : ANNUS HORRIBILIS DU DROIT DE GRÈVE À L’OIT
L’offensive envers le droit de grève commence donc brusquement et férocement en 2012. Par quoi cela se traduit-il ? En premier lieu par une remise en question du rôle des experts de la commission pour l’application des conventions et des recommandations. Les employeurs ont voulu les dépouiller de la faculté d’interpréter les normes de l’OIT. Supposément, les experts ne devaient s’en tenir qu’à un conseil auprès de la commission d’application des normes (CAN), seule habilitée à interpréter via des conclusions formulées de façon tripartite. Cette position aurait été moins scandaleuse si dans le même mouvement, les employeurs n’avaient pas refusé que les cas concernant la C87 ne soient plus discutés au sein de la CAN. C’est un coup très dur car la CAN est le cœur battant de l’OIT.
Pour parfaire l’audace, les employeurs voulaient également que les conclusions ne soient plus qu’une juxtaposition des positions de chacun des groupes plutôt qu’un texte consensuel. D’autres conventions furent entrainées dans ce virage réactionnaire puisque les employeurs exprimèrent la volonté de contester, entre autres, l’interprétation de la C158 sur le licenciement et la C183 sur la protection de la maternité.
Toujours en 2012, la CAN n’examina pas la traditionnelle liste des 25 cas individuels qui épingle les pays invités à s’expliquer devant la commission à Genève pendant la conférence internationale du travail (CIT). S’il était besoin d’une preuve supplémentaire que c’est dans la grève que réside la force des travailleurs, cette stratégie des employeurs en constitue une des plus convaincantes.
ÉCHEC DES EFFORTS DE CONCERTATION : LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE EN RENFORT
Depuis 2012 et le début de ce blocage total autour du droit de grève, plusieurs tentatives de concertations ont eu lieu. Des groupes de travail ont été formés, des spécialistes internationaux ont été mobilisés. Le gouvernement suisse lui-même a tenté de trouver une voie de sortie. Toutes ces initiatives sont restées lettre morte face à la position butée des employeurs définitivement exempte de l’esprit de consensus qui sous-tend historiquement les travaux de l’OIT.
En 2015, une déclaration conjointe entre les représentants des travailleurs et des employeurs consacra une formule de consensus trop faible pour endiguer le blocage. Cette formule consistait à reconnaître aux travailleurs ainsi qu’aux employeurs « le droit de mener des actions collectives pour défendre leurs intérêts professionnels légitimes. » Le droit de grève n’est même pas mentionné et l’octroi d’un droit à l’action collective aux employeurs face aux travailleurs, qui sont pourtant économiquement dépendants d’eux et auxquels ils sont subordonnés, relevait d’un non-sens.
Suite à la demande de plusieurs membres du conseil d’administration de l’OIT, une session spéciale s’est tenue à l’occasion de sa 349ème session en octobre-novembre dernier. Il s’agissait de décider de renvoyer ou non devant la Cour internationale de justice (CIJ) l’interprétation de la C87 en vertu de l’article 37 de la Constitution de l’OIT. En 2014, une tentative de renvoi s’était soldée par un échec faute de votes suffisants.
Le 10 novembre dernier, les délégués de l’OIT ont voté en faveur d’un renvoi urgent à la CIJ. Les employeurs avaient présenté une demande concurrente visant à inscrire d’urgence un point normatif à l’ordre du jour de la 112ème CIT de juin 2024. L’objectif était d’aboutir à un protocole relatif au droit de grève à annexer à la C87. L’ensemble des organisations syndicales françaises, dans un courrier commun adressé au directeur général de l’OIT, le Togolais Gilbert F. Houngbo, ont manifesté leur opposition ferme à cette proposition.
Dans un communiqué de presse du 27 novembre, la CIJ a donné un calendrier relatif aux contributions pouvant être présentées à la Cour par les États et les organisations habilitées. La date limite du 16 septembre 2024 a été donnée, ce qui permet d’envisager une décision de la CIJ début 2025.
Ana Cuesta