Docteure en géographie, chercheuse, co-auteur de « Vers la renaissance industrielle » et directrice associée chez June Partners, Anaïs Voy-Gillis dresse un état des lieux de l’industrie française et des enjeux de réindustrialisation.
Quelle analyse faites-vous de l’industrie française qui comptait, fin 2021 selon l’INSEE, 3,19 millions d’emplois directs et environ 250 000 entreprises ?
La désindustrialisation en France a débuté dans le milieu des années 1970. Le phénomène s’est accéléré au milieu des années 1990 et début des années 2000 avec la théorie de l’entreprise sans usines, l’éclatement des chaînes de valeur à l’échelle mondiale et la volonté de certains pays de se spécialiser sur les tâches réputées à forte valeur ajoutée. Depuis la crise financière de 2008, il y a une prise de conscience de la faiblesse de notre tissu industriel et des handicaps induits en termes d’autonomie, de souveraineté et de cohésion. S’en suivent les États généraux de l'industrie puis la création en 2010 du Conseil national de l’industrie (CNI) et des comités stratégiques des filières. Puis le rapport Gallois en 2012 (« Pacte pour la compétitivité de l'industrie française ») et la mise en place, en 2014, d’un ministère du redressement productif avec 34 plans industriels. 2018 marque ensuite un tournant symbolique avec, pour la première fois depuis longtemps, un solde positif de créations d’emplois et de sites industriels.
Survient alors la crise Covid et des destructions d’emplois. Mais l’industrie a plutôt tenu le choc sous l’effet du plan de relance et des prêts garantis par l’État (PGE). Aujourd’hui, les situations des entreprises industrielles sont très hétérogènes avec, pour certaines, de forts niveaux d’endettement. Depuis septembre, le nombre de faillites augmente, sans revenir au niveau de 2019. La crise énergétique a provoqué la mise à l’arrêt temporaire de lignes de production et pourrait tenter de grands acteurs industriels de se détourner de la France et de l’Europe pour implanter leurs usines aux États-Unis ou en Asie. Ainsi, la situation actuelle présente un risque de nouvelle vague de désindustrialisation.
Qu’en est-il des situations industrielles territoriales et sectorielles ?
L’Ouest de la France, porté par l’agroalimentaire, l’aéronautique et le naval, est plutôt sur une dynamique positive d’emplois. À l’inverse, la situation est compliquée dans l’Est qui abrite plusieurs industries traditionnelles dont l’automobile, un secteur où bon nombre de sous-traitants (rangs 1, 2 et 3) de grands groupes se retrouvent en difficulté. Plus largement, la crise de l’énergie et le contexte géopolitique avec le conflit en Ukraine fragilisent des filières industrielles, en particulier les électro-intensifs : papier, verre, cimentiers, aciéries, aluminium, pétrochimie…
Nous faisons face à un triple défi, tous interconnectés. Il faut d’abord rattraper les retards d’investissements dans l’appareil productif car la désindustrialisation a provoqué une dette technique et technologique pour de nombreux sites. Second défi : décarboner les activités industrielles, notamment par le changement des procédés : passage d’un four à gaz ou au fioul à un four électrique pour produire de l’acier, mise en place de chaudières biomasse, système de séchage par atomisation, etc. Décarboner va nécessiter des investissements très importants, dont des partenariats publics-privés. Par exemple, Novacarb (production de carbonate et de bicarbonate de sodium) prévoit d’investir plus 100 millions d’euros pour son usine de chimie minérale à Nancy et son projet Novasteam. Le cimentier Vicat va, lui, investir 40 millions d’euros dans une unité de calcination des argiles à Xeuilley (Meurthe-et-Moselle) pour réduire de 16 % ses émissions de CO2.
Troisième enjeu : le numérique, en particulier le développement de l’usage de la data pour optimiser la maîtrise des paramètres influents de production (postes de maintenance, chaînes d’approvisionnement, taux de remplissage et tournée des camions…). Il s’agit aussi de mieux appréhender la demande afin d’anticiper les charges de production pour avoir le bon produit au bon moment, au bon prix.
Comment se positionne la France dans la compétition industrielle internationale ?
La France peut se targuer de vraies réussites (le TGV, le Concorde, le nucléaire…), peut compter sur des ingénieurs, des chercheurs et des compétences de haut niveau, mais a quelque peu perdu de vue ses ambitions industrielles. Notre parc nucléaire, longtemps un avantage concurrentiel, ne l’est plus et nous n’avons pas su planifier nos besoins en électricité. Aujourd’hui, le prix n'est pas soutenable pour l’industrie et les quantités produites ne sont pas suffisantes pour accompagner l’électrification des procédés et des usages.
Notre industrie pâtit globalement d’un manque de vision. Regardez le plan France 2030 : on s’aperçoit qu’une partie des 54 milliards d’euros alloués ont déjà été consommés, et on peut se questionner sur l’effet d’entrainement réel et sur les outils de mesure mis en place. Il faut ainsi déterminer où l’on veut aller en tant que nation industrielle pour mieux maîtriser la chaîne de valeur, contrôler les approvisionnements en matières premières et éviter de se faire techniquement désintermédier par tel ou tel géant du numérique. Ce constat vaut à certains égards pour l’Union européenne où les États peinent à parler d’une voix commune sur de nombreux sujets, par exemple la 5G.
Quelles sont vos missions chez June Partners (cabinet de conseil opérationnel) ?
Au sein du pôle stratégie et opérations (S&OP), j’accompagne des directions générales dans des plans de transformation d’entreprises industrielles et j’interviens auprès d’acteurs publics ou de coopérations sur l’avenir de leur filière pour déterminer les leviers à activer afin de préserver la base industrielle, voire de réindustrialiser. Pour nos clients, certaines missions sont très opérationnelles sur les achats, la production ou la supply chain pour améliorer leurs performances : délais de livraison, taux de rendement et d’occupation des machines, réorganisation de flux, redesign de process, etc. Nos équipes travaillent dans diverses filières dont l’agro-alimentaire, la logistique et la pharmacie, mais aussi auprès d’entreprises du tertiaire.
On parle beaucoup d’industrie 4.0 et d’industrie du futur. Quels en sont les déterminants ?
L’industrie 4.0 est un concept né en Allemagne faisant valoir que nous vivons une quatrième révolution industrielle. Elle repose sur le besoin de mieux maîtriser, par le numérique, la production en travaillant sur l’interopérabilité des systèmes, c’est-à-dire comment les machines communiquent entre elles. Aujourd’hui, plusieurs acteurs dont l’UE ou la région Grand Est parlent même déjà d’industrie 5.0 ! En France, les projets de robotique et de cobotique (collaboration homme-robot) sont encore davantage d’abord perçus comme un levier de réduction de la masse salariale. Alors que plusieurs filières industrielles peinent à recruter, en raison notamment de la pénibilité de certains métiers, l’enjeu consiste à automatiser des étapes de production. Plus largement, l’industrie du futur est un ensemble de briques technologiques (jumeau numérique, impression additive, véhicules autonomes, logiciels, data et fiabilité des données…) visant à améliorer les performances des usines.
Comment favoriser la réindustrialisation ?
En premier lieu, il faut déterminer une vision et se donner des buts quantifiés. Derrière, il conviendrait de rationaliser les aides publiques en réduisant le nombre de dispositifs. Le principe des appels à manifestation d'intérêt (AMI) est intéressant mais pas suffisant. Il faut aussi veiller davantage à bien conditionnaliser ces aides en adéquation avec les enjeux sociaux et environnementaux. Trop peu de dispositifs sont conditionnés et évalués par la suite. La logique de saupoudrage fait qu’il n’y a pas vraiment d’effets de levier fort. Tout cela doit s’accompagner d’une réflexion pour une fiscalité plus efficace. Il est anormal que des acteurs réduisent fortement leur fiscalité grâce à des dispositifs tout en bénéficiant des aides publiques.
Enfin, on peut imaginer un meilleur accompagnement des acteurs publics dans la structuration des écosystèmes industriels locaux sur l’identification de besoins communs : autonomie énergétique, mutualisation des outils industriels et centrales d’achats, recrutement, formation, etc. En y associant toutes les parties prenantes dont les collectivités territoriales, les universitaires et les partenaires sociaux.
Propos recueillis par Mathieu Bahuet