Mais quel est ce monde qui grandit autour de nous et se développe et dont les fruits de la croissance sont de moins en moins disponibles à ceux qui les produisent ?
Cette société, c’est celle qui a pris la place du rêve qui anime chaque enfant au moment de penser son avenir. Mal payés de leurs risques, oppressés par une organisation maltraitante et un management démuni, le policier et le pompier ne font plus rêver ; mal payé de l’attention à transmettre son savoir, être professeur des écoles ou du lycée ne motive plus grand monde. Transformé en machine à réduire les coûts, l’ingénieur fait de moins en moins briller le regard. Faire une belle carrière dans le commerce, dans la banque ou l’assurance, s’investir, progresser et être reconnu pour cela, qui vraiment y croit ?
Nous habitons désormais dans la société du meilleur rapport qualité prix. Même quand les indicateurs macro-économiques sont dans le vert, le moral est dans le rouge. Un monde où il n’est plus rare désormais de perdre la tête, prise dans l’étau des injonctions paradoxales. Un monde du travail dont le pire est devenu l’ordinaire des organisations rationalisées par la réduction des coûts : faire plus vite, et faire avec moins. Un monde où la classe politique et les dirigeants des grandes entreprises scrutent avec dédain l’explosion des risques psychosociaux et au lieu d’en traiter la cause, s’abandonnent avec cynisme au simplisme des gourous du développement personnel.
Un monde enfin, gouverné par la pensée magique, celle du chiffre rond, des tableurs et des KPI. Un monde simplifié à l’extrême. Un monde, bientôt, dans lequel pi est égal à deux parce que c’est plus simple, dans lequel la terre est plate parce que c’est plus clair, dans lequel on se débrouille très bien avec 100 muscles au lieu de 639 parce que ça coûte moins cher à entretenir. Être pour, c’est bien, être contre, c’est mal, vouloir réfléchir avant de décider, objectiver les causes et hiérarchiser les conséquences, alors là c’est très, très mal.
L’explosion sans limite des moyens de calcul a fait le lit d’une vision du monde froide et désincarnée. Désormais tout est modèle, corrélation et algorithme. L’artificialisation des sols est allée de pair avec l’artificialisation des politiques, la productivité au détriment de la vie. Mais l’équilibre et la moyenne ne disent rien des phénomènes intimes qui prennent naissance dans le corps social pour lui donner vie. L’économie statistique est une langue morte. Car le chômage peut bien être mesuré à 7 %, quand on a perdu son emploi on est bien 100 % chômeur.
Être heureux ou malheureux, satisfait ou mécontent, motivé ou fatigué sont des états fondamentaux de chacun d’entre nous qui guident à la performance collective. Et il n’existe aucun modèle qui intègre ce qui fait la vérité de toute personne au moment où elle est confrontée à une décision. Car le monde est complexe, la vie est complexe et l’évolution humaine n’est rien d’autre que l’adaptation nécessaire à intégrer cette complexité pour la comprendre et la maîtriser. Pour cela il faut des compétences, de la créativité et de l’expérience, le gout de l’effort et l’ambition des choses bien faites. Et un peu d’espace et de temps pour développer ce projet et cultiver ses interactions dans un collectif de travail.
Nous sommes les acteurs de cette complexité. Observer, comprendre et agir, prendre ses responsabilités, régler les problèmes et faire des choix éclairés, c’est la mission fondamentale d’un membre de l’encadrement. C’est votre mission. Bienvenue à tous dans ce palais des congrès où…
IL Y A 24 ANS
Il y a 24 ans, dans cette ville, à ce pupitre, résonnaient des paroles visionnaires, celles du président Jean-Luc Cazettes. Depuis 24 ans elles résonnent dans la grande maison de la CFE-CGC, elles résonnent en moi. Du jeune militant que j’étais, participant à son premier congrès, j’ai pu depuis, mesurer leur portée lumineuse et prophétique.
Et c’est avec bonheur et beaucoup de fierté que je vais en citer un extrait :
« Je prétends que la société a oublié sa fonction première qui est d’être au service des hommes et des femmes qui la composent.
[…]
Quel est ce monstre froid, anonyme, virtuel, auquel tout doit être subordonné, auquel tout doit être sacrifié, le marché et plus précisément le marché financier ? Ce nouveau veau d’or que l’on doit adorer, ce nouveau Moloch qui dévore ses enfants ? Cette société de marché que l’on veut nous imposer où le devenir des hommes et des femmes n’est qu’une résultante et non pas la cause sacrée que nous devons défendre, cette société de marché ne peut être notre objectif. »
Voilà, et depuis 24 ans, quatre présidents de la République et quinze gouvernements qui n’ont rien vu, rien fait, rien compris pour inverser le cours des choses. Rien fait pour remettre la main et agir sur un destin commun, sur une souveraineté reconquise. Mais c’est pire, en fait, ils ont collaboré à cette trahison. Trahison des élites, trahison des cadres, de l’encadrement, de l’ensemble de la population qui travaille et s’investit pour rendre meilleure la société. Ceux qui financent la solidarité sont expulsés de son bénéfice. Ils payent le loyer mais sont invités à dormir dehors. Les services publics se délabrent et leurs agents sont en souffrance. Et pendant ce temps-là les entreprises sont arrosées d’argent public sans contrôle ni condition.
[…]