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Publié le 24 - 06 - 2024

    « Travailler à la réussite des JO dans le respect des droits sociaux »

    Coprésident du comité de suivi de la charte sociale Paris 2024, Bernard Thibault, ancien secrétaire général de la CGT, fait le point à l’approche des Jeux olympiques (26 juillet-11 août) et paralympiques (28 août-8 septembre).

    Comment êtes-vous devenu coprésident, depuis 2017, du comité de suivi de la charte sociale Paris 2024 et en quoi consistent vos missions ?

    Ce comité de suivi paritaire est une initiative des syndicats français pour formaliser, dans le cadre de la candidature de Paris à l’organisation des JO, des engagements sociaux quant aux conditions de travail des salariés mobilisés avant et pendant l’événement. C’est une démarche inédite : jusqu’alors, cela n’avait jamais été un sujet majeur du comité international olympique (CIO) et des villes hôtes. La charte sociale comporte des engagements en termes d’emplois et de pérennité, de sécurité au travail, de formation, de lutte contre le travail illégal, etc. J’en avais été un des instigateurs à l’époque de la première charte sociale établie pour la candidature de Paris aux JO de 2012, finalement non retenue. Par la suite, j’ai été recontacté pour mettre à jour la charte dont le texte, signé par les syndicats et le comité de candidature français, figurait dans le dossier présenté au CIO pour les JO de 2024 dont Paris a obtenu l’organisation le 13 septembre 2017. Dans la foulée, nous avons sollicité les organisations d’employeurs pour qu’elles adhèrent à la charte, en y intégrant que les divers marchés en lien avec les JO puissent bénéficier au tissu de PME, et pas uniquement aux grands groupes.

    Cette charte a une vocation politique : c’est un document d’orientation sans statut juridique. Le comité de suivi, composé des cinq confédérations syndicales représentatives (CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, CFTC) et de leurs homologues patronales (Medef, CPME, U2P), est chargé de sa bonne mise en œuvre. Je l’anime avec l’autre co-président, Dominique Carlac'h. L’instance travaille étroitement avec le comité d’organisation Paris 2024, avec Solideo, l’établissement public chargé de la livraison des ouvrages, et avec les pouvoirs publics quand bien même il a fallu attendre juin 2023 pour avoir des premiers échanges formels avec le gouvernement.

    Quel est le rôle opérationnel de cette charte ?

    Il s’agit de couvrir trois temps : la préparation, le déroulement des JO et l’après. Pour la préparation, nous avons contribué dès 2019 à l’étude qui a permis de quantifier les 150 000 emplois (créations incluses) nécessaires. Cela a permis de mettre en lumière les déficits structurels de main d’œuvre dans certains secteurs d’activité, en particulier dans la sécurité privée où il manque déjà 20 000 agents au quotidien alors que les JO en requièrent 22 000 supplémentaires pendant l’événement. Le moins disant social prédomine dans cette filière d’une grande précarité (faibles salaires, horaires de travail contraints, missions à durée déterminée) avec un turnover annuel de l’ordre de 40 %. Une autre de nos préoccupations a été - est toujours - le travail non déclaré, informel, voire l’utilisation d’une main d’œuvre étrangère sans papier. Par ailleurs, la charte a fixé des engagements forts avec Solideo en termes de conditions de travail, de sécurité et d’hygiène sur les chantiers.

    Le comité de suivi restera mobilisé après les JO et ce jusqu’à fin 2025. Nous ferons le bilan et un retour d’expérience - ce qui a bien marché, les points à améliorer - pour essayer, avec les employeurs, de s’inspirer de ce qui a pu fonctionner en pérennisant les bonnes pratiques identifiées.

    Sur les chantiers, la charte a permis de veiller aux conditions de sécurité et d’auditer toute la chaîne de sous-traitance »

    Dans votre livre « Dans les coulisses des JO. Mon engagement pour des Jeux socialement exemplaires » (L’Atelier ; avril 2024), vous évoquez les travailleurs sans papier et leurs conditions de travail sur les chantiers. Qu’est-ce que l’application de la charte sociale a apporté en la matière ?

    Nous voulions éviter l’hécatombe dans ce type de grands chantiers. Nous l’avons encore vu dans la préparation de la Coupe du monde de football au Qatar, laquelle avait explosé tous les standards en matière de droits sociaux vers le bas avec notamment plusieurs centaines de décès lors de la construction des stades. Pour Paris 2024, la charte a permis de détecter la présence de travailleurs sans papier, d’assurer un suivi des dispositifs mis en place sur les chantiers avec les grands groupes détenteurs des marchés, et d’accorder un rôle accru aux syndicats pour assurer des permanences de suivi, pour visiter les chantiers et pour auditer toute la chaîne de sous-traitance en considérant que les donneurs d’ordre ont une part de responsabilités dans la manière dont le travail est exécuté sur le terrain. Tout ceci doit concourir, à l’avenir, à faire baisser le taux d’accidentologie dans le BTP en France, un des plus élevés en Europe. Il n’y a pas de fatalité en la matière : tout est question d’organisation du travail et de moyens dévolus à la prévention.

    De quels moyens disposez-vous pour vérifier que les engagements de la charte soient respectés ?

    J’ai moi-même pu me rendre à plusieurs reprises sur des chantiers en construction. J’ai interrogé de nombreuses personnes sur les conditions de sécurité en vigueur. Grâce à la charte, nous nous sommes par exemple assurés du bon respect de la session d’accueil sur tous les sites olympiques, c’est-à-dire qu’aucun ouvrier, quel que soit son contrat (CDD, intérimaire…), ne pouvait entrer sur le site sans avoir préalablement été formé aux règles de sécurité spécifiques du lieu. C’est une démarche innovante car cela ne se pratique jamais d’ordinaire dans le cadre de la sous-traitance de travaux. Nous avons par ailleurs collaboré avec les inspecteurs du travail. Ces derniers ont dû stopper plusieurs opérations de montages d’échafaudages sur différents sites (Concorde, Tour Eiffel, Château de Versailles…) pour manquement à la sécurité des personnels.

    Sur quels objectifs de la charte sociale avez-vous obtenu satisfaction ?

    Toutes les confédérations syndicales sont unanimes pour reconnaître avoir pu bien travailler avec Solideo. Nous avons été écoutés et entendus. Des moyens ont été alloués. Lors de la mise en place du comité de suivi, le choix avait été fait de nous octroyer un siège dans les conseils d’administration de Paris 2024 et de Solideo. Nous avons ainsi effectué mensuellement un état des lieux sur la base d’indicateurs précis - effectifs, typologie des contrats de travail, cas d’accidents du travail - et alerté quand nécessaire. Outre les efforts sur la formation, un des points positifs est l’insertion professionnelle pour le public éloigné de l’emploi. Sur les 30 000 salariés qui ont travaillé sur les chantiers, plus de 4 000 sont des chômeurs de longue durée et la moitié sont des résidents de Seine-Saint-Denis. La charte a aussi permis de mobiliser l’administration avec un taux de contrôle bien supérieur à d’ordinaire de la part de l’inspection du travail sur chacun des sites olympiques.

    Nous sommes montés au créneau pour faire respecter le socle social français et les questions relatives au repos hebdomadaire et au temps de travail »

    A contrario, à quelles difficultés avez-vous été confronté ?

    Cela n’a pas toujours été simple, loin de là, avec les pouvoirs publics. Il faut rappeler que l’État français n’est pas signataire de la charte sociale. Nous n’avons pas effectué de démarche en ce sens et c’est un point sur lequel le comité de suivi devra réfléchir après les JO. Pour en revenir à l’État, chacun a pu mesurer combien, ces dernières années, les gouvernements successifs ont eu tendance à faire peu de cas des confédérations syndicales concernant les grands sujets nationaux. Le président de la République a régulièrement affirmé que la place des syndicats était en premier lieu dans l’entreprise. Concernant l’application de la charte, nous avons été pris à revers à plusieurs occasions. Sur la sécurité privée, nous déplorons le processus insuffisant de recrutements d’agents. La nouvelle certification a diminué le nombre d’heures de formation et réduit le champ d’intervention des agents, fragilisant encore un peu plus une filière non-attractive. Résultat : on en arrive à faire appel à des retraités et à des étudiants pour pallier le manque d’effectifs et assurer une mission stratégique et difficile pour quelques semaines.

    Ensuite, nous avons fait face à la demande d’OBS (Olympic Broadcasting Services, l’organisme du CIO en charge de radiodiffusion pour les JO), de pouvoir déroger à l’obligation du repos hebdomadaire tel que prévu dans le droit français du travail. Devant l’inertie des pouvoirs publics sur le sujet et même si la France, conformément aux usages olympiques, a modifié temporairement certaines dispositions de droit (par exemple sur la fiscalité et sur la publicité), nous sommes montés au créneau pour faire respecter le socle social français pendant les JO sur ces questions relatives au repos hebdomadaire et au temps de travail. Nous comprenons qu’il faille assurer un travail en continu mais il convient de l’organiser en assurant les rotations d’effectifs en conséquence. Plusieurs syndicats ont d’ailleurs déposé un recours au Conseil d’État.

    Vous avez regretté d’être mis devant le fait accompli par le décret sur l’ouverture exceptionnelle de commerces de détail, le dimanche à Paris entre le 15 juin et le 30 septembre, et par la dérogation au repos hebdomadaire, publiée par décret en novembre. Quelles étaient vos réticences ?

    Ces décisions, qui ont trouvé un débouché législatif, sont intervenues sans aucune concertation préalable avec le comité de suivi de la charte sociale. Les organisations syndicales et patronales ont appris avec stupéfaction cette volonté gouvernementale par un communiqué de presse diffusé après un conseil des ministres. C’est un choix purement politique avec des conséquences sociales. Quand bien même vous stipulez que les dispositions s’appliqueront sous réserve de l’accord des salariés du commerce de détail, tout le monde sait que ceux-ci sont peu ou prou tenus, dans les faits, d’accepter les consignes de leur employeur. Tout ceci n’a pas de sens.

    Solideo, l’établissement public chargé de la livraison des ouvrages et pour lequel vous siégez au conseil d’administration, a annoncé fin avril que 181 accidents du travail avaient été recensés sur les chantiers, dont 31 graves. Que vous inspirent ces chiffres ?

    Pour tout syndicaliste, chaque accident du travail est un accident de trop. En même temps et du fait des dispositions de la charte sociale, quand on rapporte ces chiffres en proportion d’heures de travail d’équivalence, c’est quatre fois moins d’accidents que les chantiers habituels de la filière BTP aujourd’hui en France. Il faut d’ailleurs saluer l’intervention des syndicats dans la définition de l’organisation des chantiers puis dans le processus de surveillance d’exécution effective des travaux.

    S’agissant du recrutement de 45 000 bénévoles (30 000 pour les Jeux olympiques puis 15 000 pour les paralympiques), que répondez-vous à ceux qui parlent de travail dissimulé ?

    Je ne partage pas ce point de vue. Il y a eu au total 350 000 candidatures de bénévoles émanant de 190 pays. C’est assez exceptionnel, à la hauteur du prestige d’un tel événement planétaire et de la passion suscitée. J’ai même appris que des citoyens se portaient systématiquement candidat, tous les 4 ans. Le bénévolat est un pilier des structures sportives françaises et du monde associatif. Pour les JO de Paris, c’est la première fois que nous avons mis en place une charte du bénévolat, établie par le comité d'organisation en lien avec les services de l’État et avec la participation active des organisations syndicales. Le texte expose les droits, devoirs, garanties, conditions de recours, catégories de missions confiées et conditions d'exercice applicables aux volontaires bénévoles. C’est une première brique indiquant les activités qui ont vocation à être occupées par des salariés avec des contrats de travail en bonne et due forme, et celles pouvant être assurées par des bénévoles. Nous serons bien entendu vigilants quant à la bonne application de ces principes pour de futurs événements. J’ajoute que le Conseil économique, social et environnemental (CESE), composé de représentants de la société civile (syndicats, associations…), milite aussi pour une véritable reconnaissance du bénévolat en France.

    Dès lors qu’on demande à des salariés et à des agents de renoncer à des périodes de congés, il est légitime de négocier des contreparties »

    Quel regard portez-vous sur les risques de grève et les tensions sociales à l’approche de l’événement ?

    Le comité de suivi de la charte sociale n’a eu cesse de solliciter les pouvoirs publics, en particulier s’agissant de l’organisation du travail et des moyens dévolus aux agents dans les trois versants de la fonction publique (État, territoriale et hospitalière). Encore une fois, il a fallu attendre juin 2023 pour rencontrer formellement les membres du gouvernement et évoquer les forts enjeux liés par à l’échéance olympique. Le ministère des sports nous avait promis l’ouverture de négociations en septembre 2023. Cela n’a pas été respecté. Début 2024, il y a ensuite un remaniement gouvernemental avec la disparition du ministère de plein exercice de la fonction publique. Dès lors, les personnels sont de plus en plus inquiets quant aux conditions d’exercice de leurs missions pendant les JO. Comme tout un chacun, ils ont besoin de visibilité pour s’organiser. D’où une certaine montée en température dans les administrations, d’autant plus dans un contexte de gel des rémunérations puis de déclarations quant à une possible future rémunération au mérite et à de possibles licenciements dans la fonction publique. Cela fait beaucoup pour un gouvernement qui affiche l’ambition d’un climat social apaisé à l’occasion des JO. Et je ne parle même pas de l’annonce d’une prochaine énième réforme de l’assurance chômage avec un nouveau tour de vis à venir des conditions d’indemnisation.

    En entreprise, les syndicats ont-ils été suffisamment consultés en amont (conditions de travail, primes, etc.) ?

    Les négociations sont parfois difficiles dans les entreprises concernées dont celles de transports. La RATP et la SNCF, qui font déjà face, de l’aveu même de leurs dirigeants, à des équipements vieillissants et à des sous-effectifs, ont dû procéder à des campagnes de recrutements à la vitesse grand V. Si on prend la RATP, il était d’abord prévu des négociations - depuis repoussées - relatives à la prochaine dislocation du réseau de bus dans le cadre du processus de libéralisation. À l’approche des JO, pour lesquels l’entreprise va être extrêmement sollicitée, vous créez là les conditions d’un conflit social au pire moment.

    Plus largement, il n’y a pas de démarche contre les JO en tant que tel : au sein du comité de suivi de la charte sociale, chaque organisation syndicale souhaite la réussite de l’événement. Pour cela, il faut anticiper, s’organiser et fixer des principes de contreparties. Dès lors qu’on demande à des salariés et à des agents de renoncer à des périodes de congés, cela mérite de négocier des modalités pour les contreparties.

    À titre personnel, quel est votre rapport au sport ?

    Comme beaucoup de Français, j’ai été sportif dans ma jeunesse. J’ai pratiqué intensément le handball dans le club d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). J’ai aussi fait plus occasionnellement du badminton et du tennis. En tant que téléspectateur, je suis fan de rugby et de grand prix moto. J’ai eu l’occasion de me rendre sur plusieurs circuits internationaux. Plus récemment, j’aime pratiquer la pétanque et la pêche à la ligne, quand bien même ce ne sont pas des disciplines olympiques !

    Propos recueillis par Mathieu Bahuet et Gilles Lockhart

    PARCOURS 
    Né en 1959 à Paris, Bernard Thibault est entré à la SNCF en 1974 comme apprenti mécanicien avant d’être embauché au dépôt de Paris-La Villette. Dès 1977, à tout juste 18 ans, il adhère à la Confédération générale du travail (CGT). En 1980, il devient secrétaire du syndicat de son dépôt avant d’être élu secrétaire des cheminots CGT Paris-Est en 1982, puis secrétaire général de la Fédération CGT des cheminots en 1993. Entré au bureau national en 1997, il devient secrétaire général de la CGT en 1999 lors du 46e congrès confédéral, succédant à Louis Viannet. Il sera réélu en 2003, en 2006 puis en 2009.

    Représentant des salariés français au conseil d’administration de l’Organisation internationale du travail (2014-2021), Bernard Thibault est depuis 2017 co-président du comité de suivi de la charte sociale des JO de Paris 2024.