L’historien et enseignant évoque également les nouveaux défis à relever pour les organisations syndicales.
Quel regard portez-vous sur la crise des gilets jaunes ?
C’est un phénomène unique dans l’histoire sociale française. C’est le premier mouvement social qui, depuis l’existence légale des organisations syndicales, leur échappe. Les gilets jaunes ont réussi, non sans poser plusieurs problèmes, à construire un mouvement et à l’inscrire dans le temps. Sans organisation nationale structurée mais avec une utilisation très efficace des réseaux sociaux, les manifestants ont mis en place de nombreuses micro-organisations locales. Enfin, ce mouvement a fait bouger les lignes, bousculant le pouvoir politique. Davantage que tous les mouvements sociaux traditionnels depuis 1995, exception faite, en 2006, de celui spécifique contre le contrat première embauche (CPE). De mon point de vue, il est probable que ce type de mouvement non structuré aura des répliques.
Pourquoi ce mouvement a-t-il échappé aux syndicats ?
Outre le fait que les revendications exprimées en matière de pouvoir d’achat, de fiscalité et de justice sociale sont traditionnellement adressées à l’État qu’on interpelle, il y a avant tout une raison sociologique. Ce n’est pas un mouvement social classique partant des entreprises sous l’impulsion des salariés et de leurs représentants. La majorité des manifestants, ouvriers, employés et professions intermédiaires, est issue de très petites entreprises. Ils sont éloignés des syndicats et du dialogue social en vigueur dans de plus grandes entreprises.
Que pensez-vous du grand débat national ?
Cette solution était incontournable. Le gouvernement, qui a fortement tendance à vouloir marginaliser les corps intermédiaires et les contre-pouvoirs, n’avait pas le choix, sauf à décider d’emblée de revoir de fond en comble la politique qui avait été menée depuis le début du quinquennat. Cela pose beaucoup de questions, notamment celle de l’omniprésence, sans réelle contradiction, de la parole présidentielle dans le cadre de ce grand débat. Le risque, à la sortie, c’est l’entrechoc entre le diagnostic réalisé par l’exécutif - largement composé d’experts et d’hommes de cabinets - et la parole laissée aux citoyens, qui suscite de fortes attentes. Il faut apporter des réponses aux revendications sur les problématiques de justice fiscale et de répartition du produit des richesses.
Quid de la question cruciale des salaires ?
Les études le montrent : par rapport à des pays de niveau comparable, les salaires en France ne sont pas particulièrement élevés. Aussi bien dans le privé que dans le public, à l’image de la rémunération des enseignants bien inférieure à la moyenne de l’OCDE. Pour éteindre l’incendie, beaucoup d’entreprises ont semble-t-il jouer le jeu en versant la prime Macron aux salariés. Ce d’autant que monte, dans l’opinion publique, une exaspération légitime face à l’évasion fiscale et aux versements toujours plus conséquents des dividendes aux actionnaires.
La future réforme des retraites voulue par le gouvernement, qui fait actuellement l’objet d’une concertation avec les partenaires sociaux, peut-elle être explosive ?
Oui et non. Oui car, quand on regarde les grands mouvements sociaux des dernières années, les deux plus grands l’ont été sur ce sujet ultrasensible, en 2003 et en 2010. Et non car c’est une réforme très technique et diluée pour donner le moins de prise possible aux contestations.
C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les ordonnances Travail, en 2017, n’ont pas eu le degré de mobilisation escompté car les enjeux étaient globalement peu compréhensibles pour les citoyens. Il était compliqué, pour les organisations syndicales, d’alerter les salariés sur les risques potentiels. Et donc de créer les conditions d’une large mobilisation.