Le Code pénal et le Code du travail définissent le harcèlement moral comme des agissements répétés pouvant dégrader les conditions de travail de la personne et porter atteinte à sa santé. Mais le harcèlement moral est-il nécessairement une situation visant le comportement d’un individu vis-à-vis d’un autre ? Des souffrances au travail trouvant leur origine dans l’organisation du travail de l’entreprise, et affectant des salariés de manière collective, peuvent-elles également être qualifiées de harcèlement et sanctionnées à ce titre ?
En 2010, déjà un accord national interprofessionnel sur le harcèlement et la violence au travail
En 2010, l’accord national interprofessionnel (ANI) sur le harcèlement et la violence au travail donne le ton. Pour les organisations syndicales et patronales, « les mesures visant à améliorer l’organisation, les processus, les conditions et l’environnement de travail et à donner à tous les acteurs de l’entreprise des possibilités d’échanger à propos de leur travail, participent à la prévention des situations de harcèlement et de violence au travail » (article 4-1 de l’ANI). On comprend sans difficulté que l’organisation et les processus de travail peuvent être sources de harcèlement dans l’esprit des partenaires sociaux.
Cette conception élargie du harcèlement est également celle des juges : depuis 2009, ces derniers reconnaissent qu’une méthode de gestion peut caractériser un harcèlement moral. Cela a notamment été le cas pour un directeur soumettant les salariés à une pression continuelle, formulant des reproches incessants, des ordres et des contre-ordres entraînant un état dépressif chez un salarié.
Le fait que le harcèlement moral puisse être lié à des méthodes de gestion confirme qu’il n’est pas nécessaire qu’il y ait une intention de nuire à l’origine des faits : si l’organisation du travail en place génère de la souffrance au travail (dégradation des conditions de travail et impact potentiel sur la santé), elle pourra être qualifiée de harcèlement moral et sanctionnée comme tel, peu importe que l’auteur ait ou non souhaité les conséquences de ses agissements.
22 000 suppressions de poste « d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte »
Le procès France Telecom ouvert au mois de mai après dix ans d’instruction viendra sans doute compléter la déclinaison du harcèlement moral. Les juges doivent en effet statuer sur un harcèlement « institutionnalisé », qui aurait été présent dans l’ensemble de la structure France Telecom.
Rappel des faits. En 2005, Didier Lombard prend la direction du groupe, chargé de dégager davantage de dividendes dans un contexte d'ouverture à la concurrence, de désengagement de l'État (qui passe sous les 50 % dans le capital de l'opérateur en 2004) et de virage numérique. Il met en place des plans de réorganisation visant à supprimer 22 000 postes, assurant qu’il fera ces départs « d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte ».
« Un management par la terreur »
Toutes les méthodes sont alors permises pour réduire les effectifs : les managers sont tenus de répondre à des objectifs quantitatifs de départs. Les salariés subissent des incitations au départ répétées et anxiogènes, des mobilités forcées, des surcharges de travail ou au contraire des mises au placard... La « mode » des suicides est lancée, selon les termes du PDG après qu’une salariée se soit jetée par la fenêtre du cinquième étage de son lieu de travail en septembre 2009. Entre 2008 et 2009, 35 salariés se donnent la mort. La partie immergée de l’iceberg. Un salarié se suicide à son domicile à Marseille, laissant une lettre pour dénoncer France Telecom : « Je me suicide à cause de mon travail à France Télécom. C'est la seule cause. » Il évoque, entre autres, « un management par la terreur ».
De multiples alertes restées lettre morte
Cette alerte, celles des CHSCT et celles des médecins du travail se succèdent, auxquelles s’ajoutent les rapports du cabinet Technologia et de l’inspection du travail, n’y feront rien. C’est aujourd’hui au tribunal correctionnel de Paris de reconnaître ou non l’existence d’un harcèlement moral à l’initiative de France Telecom et de ses dirigeants de l’époque.
Dans cette affaire (dont le jugement sera rendu en décembre prochain) qui n’a aucun précédent du point de vue du nombre de victimes et de personnes prévenues (France Telecom en tant que personne morale, et 7 de ses anciens dirigeants sont mis en cause), rappelons que la CFE-CGC, la CFTC, la CGT et SUD se sont portées partie civile aux cotés des associations de victimes.
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Publié le 03 - 09 - 2019
France Télécom : reconnaissance d’un harcèlement moral institutionnel?
L’emblématique procès France Télécom, dont le jugement sera rendu en décembre prochain, est l’occasion de mettre en lumière la question cruciale du harcèlement moral dit « institutionnalisé » dans le cadre d’une entreprise.