En vingt ans, jamais l’Ile-de-France n’avait connu un niveau de commercialisation de bureaux aussi faible qu’en 2020. Quelles sont les explications ?
En premier lieu, il y a un facteur physique : le confinement avec impossibilité de se déplacer. Aucune entreprise ne prend des bureaux sans les visiter. L’été est ensuite arrivé, puis un nouveau confinement allégé. L’année a donc été amputée d’un tiers. Deuxième chose : le Covid a plongé les entreprises dans une incertitude totale. La nécessité de mettre les personnes au chômage partiel ou en télétravail a rebattu toutes les cartes s’agissant de leurs immeubles de bureaux. Dans une année moyenne, on compte 70 transactions de plus de 5000 mètres carrés en Ile-de-France. En 2020, on est tombé à une vingtaine.
C’est parce que leurs salariés étaient confinés ou en télétravail que les entreprises ont annulé leurs projets ?
En fait, elles se sont concentrées sur leur business pour résister à la crise avant de penser à déménager. Dans le contexte actuel, elles ont dû se dire aussi qu’il était urgent d’attendre si elles voulaient faire une bonne opération en termes de charges locatives, puisqu’évidemment les taux de vacance sont remontés en flèche sur certains secteurs. Tout cela a provoqué l’annulation de beaucoup de projets. Nous avons des négociations de baux envisagées sur des surfaces importantes qui ont rompu deux ou trois jours avant signature, ce qui n’arrive jamais en temps normal. Il s’agissait de décisions fortes de managers disant : « On arrête, de toute façon les gens ne vont pas revenir au bureau tout de suite. » Il y a même des sociétés qui avaient signé des baux en état futur d’achèvement (BEFA), c’est-à-dire avant la livraison de l’immeuble, et qui ont appelé le promoteur pour dire qu’elles renonçaient. Aujourd’hui, nous avons un peu de visibilité avec l’arrivée des vaccins.
Qu’en est-il de la province et des petites et moyennes surfaces de bureaux en général ?
Une différence entre la France et des pays voisins comme l’Espagne avec Barcelone et Madrid, ou l’Allemagne avec Berlin, Francfort, Munich, Düsseldorf et Hambourg, est que la domination francilienne y est très forte. La demande placée de Lyon n’excède pas 15 % de celle de Paris et à Marseille-Aix-en-Provence, on est vraiment sur des plus petits volumes. D’une manière générale, le marché français a reculé de 45 %, même si les petites et moyennes surfaces ont plutôt pas mal résisté. On est passé d’une demande placée de 2,3 millions de mètres carrés en 2019, dont 63 % en-dessous de 5 000 m2, à seulement 1,4 million dont 70 % en-dessous de 5 000 pour 2020.
« Le bureau n’est pas mort ! »
Président de Knight Frank France (conseil international en immobilier), Vincent Bollaert est un fin connaisseur du marché des bureaux. Il décrypte les évolutions du cadre de travail qui attendent les salariés.
La Défense, un nœud de transports exceptionnel, va très bien résister dans le temps »
Concernant La Défense (92), peut-on dire que c’est une dalle avec des tours vides et que va-t-elle devenir ?
Beaucoup de quartiers d’affaires de Paris se sont vidés de leurs occupants mais on le voit moins parce qu’ils sont dans un contexte urbain. À La Défense, cette impression de désertification est accentuée par l’univers très vertical et très minéral. Pour moi, il y a une chose à considérer : les plans de relance de La Défense, impulsés notamment sous la présidence de Nicolas Sarkozy, ont eu comme conséquence de phaser les livraisons. Et c’est un peu la faute à pas de chance si, en 2020, après tous les délais d’enquêtes publiques, de recours, de constructions (il faut près de 4-5 ans pour élaborer et sortir une nouvelle tour), il y avait beaucoup de livraisons prévues. Plusieurs tours neuves sont arrivées : Landscape, Alto, Trinity, auxquelles s’ajoutent des libérations comme celles des tours Adria. Il y a donc eu un effet « Covid plus livraisons » qui a augmenté les taux de vacances et qui donne cette impression de vide.
Mais croyez-vous à l’avenir de ce quartier ?
Je reste un fan de La Défense et je pense qu’elle va très bien résister dans le temps. C’est un nœud de transports exceptionnel. Vous avez le tram, le métro, le RER A, les bus, la voiture, les vélos maintenant avec la circulation douce. À quoi va s’ajouter demain - je n’exagère pas : on parle de 2022-2023 - le RER E qui mettra la Gare du Nord et Saint-Lazare à moins de 10 minutes. Une société qui veut déménager prépare des cartes isochrones pour déterminer les temps de transport de ses salariés afin qu’il n’y ait pas trop de dégradation de leur qualité de vie : dans la plupart des cas, c’est La Défense qui arrive en pole position. Il manque peut-être encore une grosse locomotive dans l’univers de la tech. Si un Google ou une bonne « tech » française un peu « shiny » s’installait à La Défense, cela changerait beaucoup de choses.
Libération d’espaces, antennes, coworking : les entreprises développent de nouvelles stratégies »
Dans une étude sur la mobilité des grandes entreprises, Knight Frank indique que le coworking « est le seul acteur véritablement nouveau du marché depuis 2000 ». Quel est l’impact de la crise sanitaire sur ce concept ?
Le secteur a été dans un business model où il fallait ouvrir le plus de sites possibles, ce qui a provoqué l’explosion de l’entreprise WeWork dans le cadre de son projet d’introduction en bourse. On est entré dans une phase de consolidation du fait de l’impact Covid mais, là aussi, je reste optimiste. Les sites de coworking bien placés, ceux du centre de Paris, affichent des taux de remplissage satisfaisants. Cela tient au fait que, contrairement à ce que certains ont pu dire, le bureau n’est pas mort du tout. Les gens n’ont pas forcément envie de rester chez eux tout le temps, ils ont envie d’avoir cette émulation ou en tout cas cette cohabitation avec d’autres personnes qui bossent au même endroit qu’eux.
En outre, de nouvelles stratégies se développent. Un grand groupe peut par exemple raisonner ainsi : sur mes 30 000 m2 actuels, j’en libère 15 000, je garde un site important à La Défense et/ou un siège flagship (emblématique) à Paris, et j’ouvre des antennes dans l’est, au nord et au sud de la première couronne pour qu’elles soient accessibles à mes salariés – ou bien, si je n’ouvre pas d’antennes, je leur donne des abonnements dans des centres de coworking. Même s’il est encore trop tôt pour que les entreprises communiquent là-dessus, je puis vous assurer que c’est dans les cartons.
Cela revient-il à poser la question de la manière dont on va travailler demain ?
En fait, c’est très dangereux de faire des généralités. Il y a aussi des entreprises - Engie, Orange - qui choisissent de se regrouper dans leur « village » pour rétablir cette cohésion qui est compliquée à maintenir quand les gens travaillent chez eux. Dans le tertiaire, des salariés ne sont pas revenus à leur bureau depuis quasiment un an… Ce qui est certain, c’est qu’il y aura un petit impact sur les surfaces consommées mais pas tant que cela finalement. Il y avait une descente, notamment sous l’emprise des acteurs du coworking, vers les 7 m2 par poste de travail. Avec la distanciation et les nouveaux besoins, les entreprises redemandent des surfaces.
Qu’appelez-vous les nouveaux besoins ?
Essentiellement trois thèmes : la restauration (un immeuble moderne doit intégrer plusieurs restaurants de divers concepts) ; le bien-être (sport, fitness, yoga, massages…) ; et les applications connectées (commandes de restauration extérieure, pressing, conciergerie, réparation de vélos…). Dans tous les immeubles récents ou en cours de construction, vous avez de façon systématique des garages à vélos et leurs ateliers. Et quand on parle de salles de gym, elles ne sont pas situées au 3ème sous-sol, mais au 10ème étage d’un immeuble avec vue : vous courez en regardant l’Arc de Triomphe.
Un emplacement prestigieux reste-t-il important pour recruter et fidéliser les talents ?
Globalement, les critères principaux ne changent pas : il faut offrir un bon mix entre l’accessibilité et la qualité de l’immeuble pour attirer les meilleurs. Actuellement, compte tenu de l’augmentation du taux de chômage, certains candidats sont peut-être un peu moins exigeants sur la localisation mais dans l’ère post-Covid, l’immobilier est et restera un critère éliminatoire pour certains profils : « Si c’est loin de chez moi, je n’y vais pas. » Les entreprises soignent désormais autant leurs aménagements intérieurs que leur localisation. Des grands noms comme Thalès ou Orange sont implantés dans des secteurs qui ne sont pas les mieux desservis par les transports en commun. En revanche, ils ont beaucoup travaillé sur l’aménagement intérieur et la qualité des services pour compenser.
Propos recueillis par Gilles Lockhart