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Publié le 16 - 12 - 2021

    La Jurassienne de Céramique Française : une victoire collective

    C’est une PME française, le groupe Kramer, qui a racheté l’ancien site de production de Jacob Delafon à Damparis (Jura). Avec l’appui de la CFE-CGC. Et l’ambition de capitaliser sur le made in France. Histoire d’une réindustrialisation en 10 séquences.

    MENACES SUR UN SITE CENTENAIRE

    1889-2020 : l’histoire aurait pu tenir entre ces deux dates. C’est en 1889 qu’Émile Jacob et Maurice Delafon développent une activité céramique. Et c’est en septembre 2020 que le groupe américain Kohler Company, acquéreur de la marque Jacob Delafon en 1986, annonce sa décision de fermer l’usine située sur le site de Belvoye à Damparis, dans le Jura. Une catastrophe patrimoniale, sociale et industrielle pour le bassin dolois, quand on se souvient que ce site, qui produit des lavabos, des vasques et des toilettes, avait compté jusqu’à 800 salariés dans les années 1980. Qu’il hébergea une caserne de pompiers, une coopérative où les salariés faisaient leurs courses, avec une cité ouvrière à proximité, des ramassages de bus, etc. Même si l’effectif n’est plus que de quelque 150 personnes en 2020, le coup est rude.

    OUVERTURE D’UN PSE RADICAL

    Un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) est lancé fin 2020, tout comme une procédure de recherche de repreneur, obligée par la loi Florange. Les réunions légales R0 et R1 se tiennent. À ce stade, le plan prévoit la fermeture du site de Damparis, soit 146 postes supprimés, à quoi s’ajoutent 29 postes sur le site de Reims consacré à la robinetterie et 22 autres au siège social de Kohler France en Seine-Saint-Denis.

     

    FORTE MOBILISATION DE LA CFE-CGC

    Les représentants de la CFE-CGC décident de faire appel à un avocat - Maître Philippe Brun - pour les soutenir. Rodolphe Gomis, ingénieur, 27 ans d’ancienneté, élu CFE-CGC au comité social et économique (CSE) de Belvoye, rédige une lettre au Premier ministre, Jean Castex, pour lui rappeler l’histoire de Jacob Delafon et les enjeux humains et patrimoniaux. Sébastien Péron, président de l’Union régionale CFE-CGC Bourgogne-Franche-Comté, noue contact avec le député du Jura, Jean-Marie Sermier (LR) qui fait parvenir la missive à l’exécutif après avoir interpelé le gouvernement à l’Assemblée nationale. De son côté, Kohler conteste devant les tribunaux le droit du CSE du site de Damparis à exercer un droit d’alerte pour juger de la validité économique des motifs du PSE, le CSE central de Kohler France n’ayant lui-même pas souhaité l’exercer.

    LA PERSPECTIVE D’UN REPRENEUR

    Au début de l’année 2021, une société propose une offre de reprise. Il s’agit du groupe Kramer, fondé par un fils d’immigrés espagnols, devenu français par naturalisation à 18 ans, Manuel Rodriguez. Implantée dans la Meuse, la PME Kramer est leader en fabrication de robinetteries sanitaires avec 11 % de parts de marché en France. Manuel Rodriguez a pris contact avec Kohler et visité le site. Loin de trouver les installations vétustes, il a relevé que le propriétaire américain avait fait des investissements dans un nouveau four en 2015 et dans un robot de manutention en 2017. Et que les salariés de l’usine disposaient d’un savoir-faire unique au monde. Il envisage de développer une offre complète « made in France » en mariant les grès et l’émail de Damparis à ses conduits et ses robinets.

    DES NÉGOCIATIONS À REBONDISSEMENTS

    L’implication majeure de la CFE-CGC dans les négociations de reprise a déjà été racontée sur nos supports. En plus de leur difficulté business intrinsèque, elles ont été bien perturbées par le fait que certains acteurs savonnaient allègrement la planche. Au point que le 24 février 2021, lassé, le groupe Kramer annonce par communiqué le retrait de son offre d’achat. Avant de reprendre langue avec Kohler, en incluant autour de la table la communauté d’agglomération du Grand Dole. Le 2 avril, Manuel Rodriguez visite le site de Belvoye avec Jean-Pascal Fichère, président du Grand Dole. Le 4 juin, la reprise de l’usine est officialisée par Kramer.

    L’INAUGURATION OFFICIELLE

    Six mois plus tard, le 9 décembre 2021 à Damparis, c’est l’inauguration officielle de la nouvelle entreprise, baptisée la Jurassienne de Céramique Française, et non plus Jacob Delafon, marque conservée par Kohler. Claude Jacob, l’arrière-petite-fille d’Émile Jacob, assiste à la cérémonie, tout sourire. La ministre de l’Industrie, Agnès Panier-Runacher, par vidéo interposée, témoigne de son vécu de l’opération et « salue les représentants du personnel particulièrement engagés pour trouver une solution ».

    François Hommeril, président de la CFE-CGC, parle en tête de la longue liste des orateurs qui se succèdent au pupitre pour acter « la charge symbolique de l’événement », rendre hommage au « feu qui anime » Manuel Rodriguez et rappeler que « la réindustrialisation est un concept porteur qui s’incarne ici. » « Il n’y a pas de projet industriel viable qui ne repose sur la compétence et sur l’engagement des salariés, du collectif de travail », ajoute-t-il.  

    LE SOUTIEN DES POLITIQUES

    Tous les représentants des collectivités prononcent un petit discours. Anne Vignot, maire (EELV) de Besançon et présidente de la société d’économie mixte Actia (contributeur pour 600 000 euros à l’opération), rappelle cette « chaîne de collaboration » entre le privé et le public. Jean-Pascal Fichère, président du Grand Dole (150 000 euros en direct pour acheter l’immobilier non industriel du site) souligne la nécessité de « préserver et créer de nouveaux savoir-faire », allusion au projet de Kramer de créer à terme une école de céramique sur place.

    Marie-Guite Dufay, présidente (PS) de la région Bourgogne-Franche-Comté, dit son « immense émotion » de voir se terminer positivement « cette affaire très compliquée, très douloureuse, où à plusieurs moments nous avons douté de la capacité de trouver la solution ». Jean-Marie Sermier, député (LR) du Jura, salue « des responsables syndicaux qui ont été à la hauteur », mais « n’oublie pas », cependant, que les salariés, qui étaient 151 au moment de l’annonce de la fermeture du site par Kohler, ne sont pour l’instant que 54 à avoir été repris par Kramer. Enfin, David Philot, préfet du Jura, rappelle que l’État s’est mobilisé à hauteur de 3 millions d’euros de subventions, prêts et avances diverses.

    LE PROJET DE KRAMER

    Lors de la visite de l’usine, on nous montre deux petits modèles de lave-mains qui viennent d’être démoulés et que Kramer va mettre en production. Trois nouveaux modèles de cuvettes et quatre références d’éviers en grès sont déjà dans les matrices. L’objectif de Kramer est de produire 130 000 à 140 000 pièces par an avec un effectif de 130-150 personnes à terme. La PME fabrique des robinets depuis plus de 20 ans pour la division Sanitaire-Chauffage de Saint-Gobain. Elle sait qu’elle peut compter sur la demande et sur le réseau de distribution de ce grand partenaire. Saint-Gobain devrait progressivement déréférencer sa production actuelle de céramique sanitaire en Turquie pour passer commande à Damparis. « Notre but est de faire du volume et de maîtriser, de la conception à l’expédition, une production totalement française, s’exclame Manuel Rodriguez. Nous sommes les derniers fabricants de céramique en France et ça, c’est vendeur. »

    Le traditionnel « coupé de ruban » d’inauguration

    LA REPRISE DES ANCIENS SALARIÉS

    Lorsque le PSE de Kohler est entré en application, une bonne partie de l’encadrement supérieur du site s’en est allée vers d’autres cieux. Un moindre mal tant il est vrai que le groupe américain entretenait sur place une structure encadrement lourde qui travaillait au moins autant pour la France que pour les extensions en Inde ou au Maroc. Depuis sa fermeture en avril 2021, le site de Belvoye était resté vide. Avec le redémarrage par Kramer, c’est une équipe opérationnelle de développement de 12 personnes qui en a repris les manettes. Une cinquantaine de « productifs » sur 70 devraient être réembauchés à terme. Le groupe Kramer a maintenu l’échelon, le salaire, mais pas la prime d’ancienneté ni le treizième mois.

    QUAND LE JURA VA, TOUT VA !

    L’usine de la Jurassienne de Céramique Française est implantée dans le Jura. Pas exactement un département pour les petites natures puisque, dans la nuit du 2 au 3 décembre dernier, la sonde météorologique Localsat de Combe Noire, à 80 kilomètres de Damparis, a enregistré moins 27 degrés Celcius… Mais un pays qui, comme l’a dit le préfet dans son discours, « est aux standards allemands : premier département industriel de France avec un tiers des salariés dans ce secteur et des PME familiales extrêmement fortes. La réindustrialisation, on y est déjà ! ».

    Gilles Lécuelle, secrétaire national CFE-CGC au dialogue social, « le régional de l’étape », a fait carrière à l’usine chimique Solvay toute proche et incarné, tout du long du processus, le soutien confédéral aux équipes CFE-CGC pour le sauvetage industriel du site. De son côté, François Hommeril a valorisé cette dimension territoriale en offrant à Manuel Rodriguez un stylo en chêne fabriqué par une PME du Jura. Quant à François Retailleau, directeur général d’Horus et associé de l’entreprise Kramer, il ne boudait pas son plaisir en parlant de la nouvelle entité : « On commence à l’appeler par son petit nom, "la Jurassienne", et ça nous va très bien. »

    Gilles Lockhart