À quel moment l’intelligence artificielle (IA) est-elle devenue un sujet syndical, avec une prise progressive du leadership par la CFE-CGC ?
Nous sommes montés en puissance à partir de 2017, avec notamment un cycle précurseur de conférences sur les grands défis posés par l’IA dont des focus sur le secteur bancaire, sur la santé, sur la robotique dans l’industrie ainsi que les impacts en termes de ressources humaines et de big data. Le fait qu’une organisation syndicale s’empare de ces sujets a permis une prise de conscience. La CFE-CGC a ensuite produit, en collaboration avec Le Lab RH, une charte éthique et numérique RH rappelant les grands principes du RGPD entré en vigueur en mai 2018. Pour nos militants, elle a constitué un très bon outil d’appropriation du droit et du traitement des données personnelles afin de porter ce droit fondamental au cœur du dialogue social en entreprise.
« Développer un dialogue social adapté aux enjeux de l’IA »
Impacts sur l’emploi, enjeux sociaux et économiques, travaux de la CFE-CGC… Secrétaire national à la transition économique, Nicolas Blanc analyse les défis posés par l’irruption des technologies d’intelligence artificielle.
Quelles ont été ensuite les actions entreprises ?
Reconnue pour son engagement sur l’IA et le numérique, un terrain sur lesquels on n’attendait pas forcément les syndicats, la CFE-CGC a porté, depuis 2020, le projet SeCoIA Deal (« Servir la confiance dans l’intelligence artificielle par le dialogue »), co-financé par la Commission européenne. Les travaux, menés avec 4 principaux partenaires - l’Union des entreprises de proximité (U2P), la Confédération syndicale italienne des manageurs (CIDA) et l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES), et l’association ASTREES - ont débouché sur un rapport publié au printemps 2023 en 5 langues. Il présente un ensemble d’outils et de formations pour toutes les parties prenantes (employeurs, représentants syndicaux, salariés) afin d’adapter le dialogue social au regard des impacts économiques et sociaux de l’IA : productivité et valeur ajoutée, évolution des métiers et des compétences, etc. Plusieurs des préconisations CFE-CGC ont d’ailleurs été reprises par le gouvernement dans le cadre du Conseil national du numérique (CNR) et au sein de la stratégie nationale pour l’IA.
Que peut-on dire du nouveau projet DialIA, associant la CFE-CGC ?
Ce projet est conduit avec l’IRES et commandité par l’Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT). Il vise à décliner, avec les organisations syndicales, l’accord cadre européen de 2020 sur la digitalisation pour faire du dialogue social un levier opérationnel de la transformation numérique. À terme, la CFE-CGC souhaiterait parvenir à un accord national interprofessionnel (ANI) sur l’IA, négocié entre partenaires sociaux afin de déployer un cadre méthodologique : introduction et évolution des technologies d’IA, processus d’information-consultation des instances de dialogue social, mise en place de clauses de revoyure, gestion des compétences métiers…
La technologie de l’IA doit être au service des entreprises et des salariés »
Quelles sont les grandes lignes de la doctrine élaborée par la CFE-CGC en matière d’IA ?
Notre corpus et nos revendications figurent dans le grand document de synthèse « Restaurer la confiance » présenté en avril 2022 avec des propositions visant à développer une économie numérique de confiance avec un dialogue social adapté aux enjeux de l’IA. Dans la perspective du prochain règlement européen sur l’IA (AI Act), essentiellement basé sur l’auto-évaluation des entreprises, il s’agit, en tant qu’organisation syndicale, de jouer un rôle de régulateur de proximité pour contrôler sa mise en place. La technologie de l’IA doit être au service des entreprises et des salariés. Pour la CFE-CGC, la question de la souveraineté économique est également fondamentale car si on parle énormément du logiciel ChatGPT, développé par le géant américain OpenAI, la France se distingue avec la start-up Mistral AI, qui déploie son premier modèle ouvert d'IA générative. Enfin, la CFE-CGC se veut très vigilante vis-à-vis de la durabilité des systèmes tant les technologies d’IA, avec les data centers, sont énergivores. À tire d’exemple, le numérique au sens large représente aujourd’hui 4 % des émissions mondiales de carbone, contre 5 % pour le secteur aérien.
Quelle analyse faites-vous du projet de plan social chez Onclusive (veille médiatique), finalement suspendu, qui prévoyait le licenciement de 217 des 380 salariés français et leur remplacement par un logiciel d’IA ?
Il est à espérer que le PSE annoncé, ensuite suspendu, ne soit pas le premier d'une longue série dans ce secteur du fait de l'introduction de l’IA, tant la façon de faire est la pire qui soit. Les représentants du personnel ont été mis devant le fait accompli alors que l’entreprise britannique a eu une stratégie de digitalisation connue depuis 2022 avec l’acquisition de Digimind, l'éditeur français spécialisé dans les plateformes de veille. De plus, on mélange l’IA parmi d’autres processus de digitalisation : difficile donc d’y voir ses impacts en termes de productivité. Pour finir, on a appris qu’il y avait aussi un plan d’externalisation en Inde sur une partie de l’activité. On pourrait ainsi dire que c’est l’IA qui cache la forêt…
Face à l’introduction de technologies d’IA, que peuvent faire les délégués syndicaux et les élus du personnel dans leur entreprise ?
Avant l’introduction de ces technologies, ils ne peuvent malheureusement pas grand-chose si la direction ne joue pas le jeu du dialogue social en matière de digitalisation. Il faut rappeler que dans la cadre des consultations obligatoires annuelles, les orientations stratégiques de l’entreprise doivent être présentées aux représentants du personnel. Les plans de digitalisation peuvent en faire partie. La démarche permet de mesurer les impacts sur les emplois et les besoins en termes de compétences des salariés. Notons également que le Code du travail, par l’article L-2311-1 sur l’introduction des nouvelles technologies, permet de mener une information-consultation pour discuter ces questions dans l’entreprise. Enfin, s’agissant d’un plan social, le projet doit être étudié par les représentants du personnel. La question du remplacement des salariés par un outil d’IA et des impacts en termes de productivité et de coût économique doit donc être dûment discutée.
Quels emplois sont les plus menacés par le développement de l’IA ?
Les emplois intellectuels, qui ont déjà subi un déclassement lié à la mondialisation, sont les plus menacés. On peut penser aux pigistes qui remplacent les journalistes et à qui on demande de produire du contenu à faible valeur ajoutée, par exemple dans les journaux gratuits. Idem pour les consultants juniors qui produisent surtout des présentations powerpoint pour des comités de direction. Tous ces emplois, appelés péjorativement « bullshit jobs » mais qui constituent une tendance réelle dans le monde du travail, vont être remplacés par des outils de type ChatGPT si ceux-ci coûtent moins cher dans la chaîne de valeur.
Dans le cas d’Onclusive, il reste à démontrer que ces outils d’IA sont plus pertinents quant à la production de contenus à forte valeur ajoutée. C’est tout l’argument mis en avant à juste titre par les représentants du personnel, à savoir que la plus-value réside surtout dans l’analyse avec, pour les clients, un fort risque de perte de qualité qui devrait interpeller l’entreprise sur sa stratégie.
Acculturer et outiller les militants syndicaux aux enjeux de l’IA en entreprise »
Quelle est la démarche de la CFE-CGC et de ses structures pour sensibiliser les militants à tous ces enjeux ?
Notre action vise à acculturer nos adhérents et nos militants, et à les outiller pour conduire le dialogue social en entreprise. Pour cela, la Confédération s’appuie sur ses structures, à l’image des travaux qui vont s’engager avec le SNB CFE-CGC chez BNP Paribas - la banque fait partie de ces secteurs où l’irruption de l’IA s’est faite et se fait particulièrement sentir - et avec la Fédération de la Métallurgie, qui a mis en place un groupe de travail IA et numérique pour établir des synergies militantes. Toutes ces actions constituent aussi un levier syndical pour trouver des débouchés en termes de développement, d’adhésions et de confiance donnée aux salariés par rapport à des technologies qui peuvent légitimement générer des craintes.
Au niveau confédéral, mon secteur de la transition économique s’est doté d’un expert en la personne de Christian Berveglieri, militant CFE-CGC chez IBM. Nous envisageons la création d’un réseau de référents sur le numérique, dont l’IA et la blockchain. Il convient aussi d’associer les unions territoriales. Nous lancerons l’an prochain un cycle de journées IA dans les régions avec un premier rendez-vous organisé en mars par l’union départementale du Finistère. J’y interviendrai avec Maxime Legrand, secrétaire national en charge de l’organisation du travail et de la santé au travail.
Qu’en est-il de la formation ?
Par le biais de son centre de formation syndicale (CFS), la CFE-CGC souhaite s’associer au cabinet Secafi pour ajouter une partie dialogue social et IA à la formation pour sensibiliser les nouveaux élus dans les comités sociaux et économiques (CSE) en entreprise. Pour les militants intéressés, nous mettrons ensuite en place une formation de niveau 2 entièrement dédiée aux enjeux d’IA et de dialogue social. Pourquoi pas également créer un outil CFE-CGC permettant, dans un environnement sécurisé, de tester ce qu’est une intelligence artificielle générative.
Dans quelle mesure la CFE-CGC exerce-t-elle une influence dans les instances internationales autour de l’IA ?
À titre personnel, je représente la CFE-CGC en tant qu’expert et membre du comité directeur du partenariat mondial de l’IA (PMIA), conçu à l’origine par la France et le Canada et qui rassemble aujourd’hui 25 pays afin de bâtir une gouvernance mondiale et de promouvoir une utilisation responsable de l’IA. Je vais d’ailleurs bientôt intervenir dans le cadre du partenariat mondial en Inde pour défendre les intérêts des travailleurs du numérique les plus précaires, dits les travailleurs du clic. Je fais également partie de groupes de travail à l’OCDE, à la Confédération européenne des cadres (CEC), et je suis expert auprès de l’Union européenne. La CFE-CGC est aussi influente au niveau du TUAC, la commission syndicale consultative auprès de l’OCDE. En France, la CFE-CGC est bien sûr partie prenante de la stratégie nationale pour l’intelligence artificielle. Dans toutes ces instances, la CFE-CGC est reconnue comme un interlocuteur précieux !
Propos recueillis par Mathieu Bahuet et Gilles Lockhart