
Avec le développement du télétravail et la dispersion des sites, les salariés sont de plus en plus éloignés de leur lieu de travail. Pour s’y rendre, les options n’ont jamais été aussi nombreuses : voiture, transports en commun, vélo… Mais aujourd’hui, cette mobilité se doit d’être durable. Face au dérèglement climatique et son impact croissant sur le monde du travail, la réduction des émissions de gaz à effet de serre est devenue un enjeu national. La France s’est d’ailleurs engagée à les réduire de moitié d’ici 2030. Les entreprises, qui représentent une part significative de ces émissions, sont en première ligne. Mais comment les convaincre de s'engager dans cette transition malgré leurs préoccupations économiques ?
C’est à ces questions que la table-ronde « Mobilité durable en entreprise : agir pour le climat, renforcer le lien social », organisée par la CFE-CGC le 14 octobre au siège confédéral, a voulu apporter des réponses.
À cet effet, Madeleine Gilbert, secrétaire nationale CFE-CGC à la transition vers un monde durable et animatrice des débats (à droite sur la photo, au pupitre), avait invité :
- Amélie Henri, déléguée syndicale centrale CFE-CGC chez EDF SA et secrétaire nationale à la coordination du Groupe EDF au sein de la fédération CFE Énergies.
- Jean-Luc Fugit, député Renaissance du Rhône, président du Conseil supérieur de l’énergie, du Conseil national de l’air et vice-président de l’Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST).
- Aubin Bernard, responsable des relations institutionnelles chez Avere-France, une association professionnelle des acteurs de la mobilité électrique (constructeurs, recharge, collectivités...).
- Arnaud Casado, maître de conférences HDR en droit privé à l’Institut des sciences sociales du travail (ISST) et auteur de « Droit social à vocation environnementale » (LexisNexis).
- Erwan Poumeroulie, responsable des affaires juridiques et sociales au sein de la Fédération nationale des transports routiers (FNTR).
RÉPONDRE AUX ENJEUX ENVIRONNEMENTAUX ET AUX ATTENTES DES SALARIÉS
Amélie Henri a ouvert la table ronde en mettant en avant le succès obtenu au sein d’EDF (où la CFE-CGC est la première organisation syndicale) avec la signature d’un accord mobilité durable pour toutes les entreprises du groupe. « Ces accords doivent répondre à trois enjeux : « s’inscrire dans un contexte légal, économique, social et environnemental ; fixer des engagements qui répondent aux défis de transition énergétique ; et aller de pair avec les attentes sociétales ». En d’autres termes, ne pas faire de greenwashing mais obtenir des avancées qui répondent réellement aux besoins des salariés. Inutile, par exemple, de remplacer la flotte de véhicules d’entreprise par des versions électriques sans installer des bornes de recharge à disposition. De même, il est difficile d’encourager l’utilisation du vélo électrique ou des transports en commun sans fournir d’équipement de protection, ni mettre en place des aides à l’usage ou augmenter la prise en charge des abonnements transports.
Certains freins, toutefois, restent à prendre en compte. « Les petites filiales n’ont pas forcément les moyens financiers pour mettre en place ce genre de mesures, constate Amélie Henri. Il faut aussi réaliser que certaines dispositions peuvent être contradictoires avec la santé/sécurité des salariés, comme encourager l’usage des vélos dans des zones dépourvues de piste cyclable. » Pour convaincre l’employeur, un argument s’est révélé très efficace : « Leur expliquer que la mobilité durable leur permet de se différencier des autres entreprises et d’attirer les jeunes générations. »
DÉPENDANCE À L’ÉTAT ET OPPORTUNITÉS
« Du côté de l’État, nous constatons que les mesures incitatives auprès des entreprises fonctionnent, assure le député Jean-Luc Fugit. Les syndicats peuvent d’ailleurs sensibiliser ces dernières à leur existence pour renforcer leurs arguments lors des négociations. » Un point de vue que partage Arnaud Casado, qui tempère toutefois : « On ne peut pas tout attendre du législateur ! » Et qui conseille de sortir des sentiers battus : « Le droit du travail n’est pas le seul à impacter les salariés. La majorité des règles qui les affectent se trouvent dans le Code de commerce. Il faut pouvoir les mobiliser de façon créative. »
Il est aussi possible d’utiliser le calendrier propre à l’entreprise comme opportunité. Arnaud Casado prend l’exemple du déménagement d’un siège comme levier stratégique pour repenser la mobilité des équipes, au-delà des questions de coûts ou de localisation. « Le développement de solutions telles que les plateformes de covoiturage illustre cette approche "gagnant-gagnant-gagnant" : les salariés améliorent leur qualité de vie, les entreprises réduisent leur empreinte carbone tout en bénéficiant d'avantages fiscaux, et l'environnement profite d'une baisse des émissions. »
DÉCLOISONNER LES QUESTIONS SOCIALES ET ENVIRONNEMENTALES
« Il existe encore un certain cloisonnement entre les questions sociales et environnementales alors que, comme vous l’avez montré, il est possible de traiter ces deux questions en parallèle, par exemple avec l’obtention de primes carburant (remboursement des frais d’essence ou des recharges de véhicules électriques) », constate Erwan Poumeroulie.
Mais attention, prévient-il, « l'argument environnemental peut aussi être détourné pour justifier des pratiques nocives pour les travailleurs, et il faut être intraitable sur ce sujet ». Et d’évoquer le cas des opérations de chargement et déchargement dans le secteur du transport : depuis 2022, les syndicats réclament une législation interdisant ces tâches aux conducteurs, sur le modèle portugais ou espagnol. En réponse, certains donneurs d'ordre ont brandi l'argument environnemental, affirmant qu'une telle mesure compromettrait les livraisons de nuit plus vertueuses écologiquement. « Mais les livraisons de nuit sont un mal nécessaire, pas une finalité en soi », rappelle Erwan Poumeroulie.
Pour Arnaud Casado, « s’il y a une chose à retenir sur la transition écologique et sur la mobilité durable, c’est qu’il faut arrêter d’opposer fin du monde et fin du mois ». « La justice environnementale permet aussi de faire de la justice sociale et je pense que les syndicalistes ont beaucoup plus de cartes en main que ce qu’ils pensent », ajoute l’universitaire.
LE MARCHÉ DE L’OCCASION, LEVIER DE DÉMOCRATISATION DE LA MOBILITÉ DURABLE ?
L'un des obstacles souvent sous-estimés à la mise en place de mesures de mobilité durable réside dans la résistance des salariés, particulièrement vis-à-vis des véhicules électriques. « Leur prix élevé et leur faible présence sur les routes (2,3 millions en circulation, une progression largement portée par les flottes d'entreprises fortement incitées), limitent la familiarité du grand public avec cette technologie, explique Aubin Bernard. Mais l’arrivée future des véhicules électriques utilisés par les entreprises sur le marché de l’occasion pourrait changer la donne puisque 6 Français sur 7 achètent des véhicules d'occasion. »
Cette accessibilité accrue pourrait transformer la perception des salariés et faciliter le travail des comités sociaux et économiques (CSE) en entreprise. Avec un soutien croissant des collaborateurs, la négociation de politiques de mobilité durable auprès des directions gagnera en légitimité et en force de conviction.
Autre sujet évoqué, la « compression salariale » qui risque d’être entraînée par la démocratisation des véhicules électriques. « Lorsque les constructeurs ne pourront plus vendre de véhicules thermiques en France, ils iront à l’étranger. Il y aura des délocalisations », anticipe Arnaud Casado. Face à ce risque, « il faut dès maintenant que les syndicats poussent en faveur de mécanismes de formation et de reformation ou nous irons au-delà de vraies catastrophes », prévient-il.
LA CFE-CGC PIONNIÈRE ET PROACTIVE
Pour Amélie Henri, il serait intéressant de concevoir davantage de conventions collectives ou de modules de formation en matière de négociations sur la mobilité durable ou la transition écologique. « Beaucoup de mandatés CSE ne savent pas par quel bout prendre les choses ! Quelles sont les bonnes pratiques, à quoi faut-il penser pour celles et ceux qui veulent négocier sur ces sujets ? » Raison pour laquelle la CFE-CGC, mobilisée de longue date en faveur d’un dialogue social à la hauteur des défis écologiques, a notamment mis à disposition de ses structures un mémo pratique « Mobilité douce », a rappelé Madeleine Gilbert, « pour aider les militants à négocier un accord mobilité en entreprise avec de nombreux conseils, définitions et chiffres ».
Sur la gouvernance des entreprises et la prise en main des sujets de mobilité par les organes de décision dont les entreprises publiques, la secrétaire nationale CFE-CGC, en conclusion, a mis en avant la dimension de précurseur que pourraient avoir les grandes entreprises comme EDF ou Orange pour influencer les PME et ETI. « Ces grandes entités ont un vrai rôle à jouer pour montrer l’exemple ! »
François Tassain