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Publié le 30 - 01 - 2025

    France Télécom : le harcèlement moral institutionnel reconnu

    Président de la CFE-CGC Orange, premier syndicat dans l’entreprise, Sébastien Crozier réagit à la décision de la Cour de cassation qui met un point final à l’affaire des suicides chez France Télécom. Et tire la sonnette d’alarme sur la situation actuelle.

    Le 21 janvier dernier, la Cour de cassation a rejeté les pourvois de deux ex-dirigeants, Didier Lombard et Louis-Pierre Wenès, dans l'affaire des suicides chez France Télécom, et consacré dans le droit le harcèlement moral institutionnel. Quelle a été votre réaction ? 

    Les anciens dirigeants sont définitivement coupables de harcèlement moral (encadré ci-dessous). Nos premières pensées sont allées aux familles des victimes de cette violence sociale de dirigeants inconséquents. L’attente de cette décision a été une nouvelle épreuve pour ces familles et les parties civiles dont la CFE-CGC, 6 ans après le jugement initial et 15 à 18 ans après les faits puisque c’est sur la période 2007-2010 que France Télécom (ndlr : devenue Orange en 2013) avait mis en place les plans de restructuration Next et Act visant à supprimer 22 000 emplois et à muter de force 10 000 personnels. Ce sont 35 suicides qui avaient été dénombrés au cours des seules années 2008 et 2009. À titre personnel, je garderai toujours en mémoire l’agonie, durant une heure et demie, d’une collègue qui s’est jetée du cinquième étage dans l’immeuble de mon entité. C’est la systémie de la violence sociale organisée par la direction qui l’avait faite craquer. 

    Les méthodes de l’actuelle direction d’Orange font ressurgir certains démons du passé »

    L’épilogue de ce dossier hors norme et emblématique de la souffrance au travail est-il une satisfaction ? 

    Aucune victoire juridique ne fait revenir les gens qui nous ont quittés. Ce sont 18 années d’interminables procédures, de témoignages poignants et accablants. Il faut assurément valoriser le caractère novateur de ce qui s’est passé avec la qualification des faits, la consécration, au civil et au pénal, de harcèlement moral institutionnel - je dirais même plutôt systémique-, et le renforcement des peines. Cela doit conduire chaque dirigeant à réfléchir sur les méthodes de management et à garder constamment à l’esprit qu’il n’y a pas de performance économique sans performance sociale. Au-delà des victimes, du mal effroyable fait aux collectifs de travail, cette affaire a aussi généré un énorme coût économique pour l’entreprise. 

    Désormais, la question fondamentale est de savoir si les enseignements ont bien été tirés. Si Stéphane Richard, ancien président d’Orange entre 2011 et 2022, avait incontestablement su trouver les voies et les moyens de la réconciliation sociale, les méthodes de l’actuelle direction font ressurgir certains démons du passé. Quand l'histoire se répète, la première fois c’est une tragédie ; la seconde fois c’est une farce. Une farce tragique.  

    Quelles sont ces méthodes que dénonce la CFE-CGC, première organisation syndicale chez Orange ? 

    En multipliant les réorganisations, les plans de départs volontaires (PDV), les déménagements des personnels, en développant à outrance la sous-traitance et les délocalisations, en réinstaurant le 0 % d’augmentation salariale, l’inquiétude grandit autour d’une nouvelle possible crise sociale. Tout ceci s’apparente à des formes de violences exercées à l’encontre des personnels de l’entreprise. Pour la première fois depuis 13 ans, un suicide - à la suite d’un PDV d’un collaborateur de la division Orange Business à Cesson-Sévigné (Ille-et-Vilaine) - a été requalifié l’an dernier en accident du travail par la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM), ce qui souligne la faute inexcusable de l’employeur. 

    Par ailleurs, la volonté d’augmenter sans cesse les résultats financiers d’Orange à court terme, l’EBITDA (marge brute) et les dividendes, le tout sans la moindre vision stratégique et perspective d’avenir, dégrade le climat social. Depuis la nomination au premier trimestre 2022 de Christel Heydemann à la direction générale d’Orange, tous les signaux sont inquiétants. La CFE-CGC alerte donc quant à des méthodes ressemblant à celles de la triste période France Télécom. Il faut sortir de cette idéologie néolibérale qui ne prend absolument pas en compte les spécificités d’une entreprise stratégique pour la souveraineté de notre pays. De surcroît, le téléphone, les réseaux de communication, fixe ou mobile, cela sauve des vies. 
     

    La direction d’Orange tend à dénier le droit à l’intelligence des organisations syndicales, leur capacité à proposer des solutions construites sur la connaissance des métiers et du terrain »

    Dans ce contexte, qu’en est-il du dialogue social dans l’entreprise ?

    Honnêtement, il est proche de zéro. La nouvelle direction n’a pas la culture des métiers des nouvelles technologies et encore moins des télécommunications. Elle ne mesure pas combien c’est l’humain qui va générer la productivité et l’efficacité. Elle tend à dénier le droit à l’intelligence des organisations syndicales, leur capacité à proposer des solutions construites sur la connaissance des métiers et du terrain. La disparition des CHSCT a qui plus est fortement pénalisé le travail des militants syndicaux s’agissant des conditions de travail et de la sécurité au travail. Les élus CSE se retrouvent souvent débordés pour traiter tous ces sujets. 

    Quelle est la dynamique de la CFE-CGC Orange ? 

    Lors des dernières élections professionnelles en novembre 2023, la CFE-CGC a conservé sa place de première organisation syndicale d’Orange avec 31,72 % de représentativité, en progression de 5,64 %. Lors de la première élection CE en 2005, nous étions à 2,3 % ! Le syndicat CFE-CGC Orange, qui recouvre toutes les sociétés du groupe, compte aujourd’hui plus de 3 000 adhérents. En incarnant un projet alternatif (« Orange demain ! ») à celui de la direction, nos propositions et nos actions trouvent chaque jour un écho plus favorable auprès des salariés qui sont, rappelons-le, les deuxièmes actionnaires d’Orange avec plus de 8 % du capital. 

    Propos recueillis par Mathieu Bahuet 

    Un jugement qui fera date 

    Épilogue d’un long dossier juridique emblématique de la souffrance au travail. Dans sa décision du 21 janvier 2025, la Cour de cassation, la plus haute juridiction de l'ordre judiciaire français, a rejeté les pourvois et rendu définitives les condamnations de l'ancien patron de France Télécom Didier Lombard (82 ans), et de son ex-numéro 2, Louis-Pierre Wenès (75 ans). Les deux anciens dirigeants avaient été condamnés pour harcèlement moral institutionnel le 30 septembre 2022 par la cour d'appel de Paris à un an de prison avec sursis et 15 000 euros d'amende, des peines allégées par rapport à celles prononcées en première instance en 2019.

    Les deux dirigeants estimaient qu'ils ne pouvaient être condamnés sur le fondement de la loi définissant le harcèlement moral au travail pour ce qu'ils considéraient être une simple « politique d'entreprise ». Dans son jugement, la Cour de cassation acte que, « indépendamment de toute considération sur les choix stratégiques » d'une entreprise qui ne relèvent que d'elle, « les agissements » visant à mettre en œuvre, « en connaissance de cause, une politique d'entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d'atteindre tout autre objectif, qu'il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation », peuvent caractériser une situation de harcèlement moral institutionnel. 

    « Jusqu'au bout, les anciens dirigeants ont fait des pieds et des mains pour expliquer qu'il ne s'agissait que d'une politique d'entreprise, alors que c'était du harcèlement voulu comme tel, organisé comme tel », a souligné Claire Waquet, avocate de la CFE-CGC Orange, partie civile lors de la procédure.