Comment un fleuron de la chaussure française peut-il se retrouver dans cette situation ?
Clergerie est effectivement une maison qui existe depuis plus de 100 ans, même si elle ne porte ce nom que depuis 1981, année où Robert Clergerie a racheté l’entreprise Unic Fenestrier et l’a rebaptisée. Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Vaste question dont la réponse tient sans doute à plusieurs causes. Il y a eu toute une série de rachats par des actionnaires anglais, chinois et français maintenant, le fonds Mirabeau Patrimoine Vivant. Ce dernier a fait des erreurs de gestion considérables qui ont surchargé la barque. Il y a la conjoncture générale (Covid, guerre en Ukraine…), raison unique invoquée par notre direction, mais qui pour moi n’est pas l’essentiel. Des mauvais choix d’investissement dans les magasins. Des erreurs de positionnement de prix qui ont rendu nos chaussures trop chères…
Quelle a été la chronologie des derniers mois ?
La dissimulation a régné puisque, semble-t-il, la société était en procédure de conciliation depuis septembre 2022 sans que le comité social et économique (CSE), dont je suis membre, soit averti. En tant que responsable du lancement des produits, je pouvais constater moi-même que les approvisionnements commençaient à faire défaut. Des salariés étaient interpellés par des fournisseurs pas payés. La direction nous disait : pas d’inquiétude, les actionnaires vont remettre au pot. Problème : ils n’ont pas remis. Le CSE a exercé un droit d’alerte début mars, mais c’était déjà très tard. Le tribunal de commerce de Paris nous a placé en redressement judiciaire. Les 90 employés de l’usine de Romans-sur-Isère (Drôme), sur un total de 140 salariés, sont au chômage partiel depuis avril. Et nous sommes en attente d’un repreneur éventuel.
Quelles sont les entités concernées exactement ?
Clergerie fabrique dans une seule usine, celle de Romans, dont les 90 salariés dépendent de la Société romanaise de chaussures (SRC), qui est celle dont je suis déléguée syndicale. Il y a une vingtaine de salariés à la Financière de Romans qui s’occupe des finances et de la création, ainsi qu’une trentaine pour la distribution et les magasins, regroupés dans la société Clerma. Clergerie a une dizaine de magasins en nom propre, dont celui emblématique de la rue du Cherche-Midi à Paris, et des corners dans les grands magasins. La direction joue sur le fait qu’il n’y a qu’un CSE pour trois entreprises de la même marque pour diluer l’information aux représentants du personnel.
Vous parliez d’erreur de gestion, quelles sont-elles ?
Je pense au fait qu’un certain nombre de postes de cadres ont été doublés sans que cela soit nécessaire. Des anciens de la maison dissuadaient de rouvrir des magasins qui n’avaient pas bien marché : la direction les a rouverts et a reperdu beaucoup d’argent. Un changement prévu d’informatique aurait coûté un demi-million d’euros alors que le précédent fonctionnait. Et tout à l’avenant.
Comment la CFE-CGC intervient-elle ?
J’ai essayé de fédérer les partenaires en me rapprochant de ma consœur de Force Ouvrière, Sandrine Martorana, avec qui on forme une intersyndicale du tonnerre. Nous avons associé les représentants des magasins qui n’ont pas de syndicats. Si j’ai pu être le fer de lance de tout cela, je le dois beaucoup à Christophe Micolet, trésorier de notre union départementale de la Drôme. C’est lui qui m’a formée, épaulée et beaucoup orientée dans la manière de poser les bonnes questions, de ne pas aller tout de suite au conflit, d’apaiser le dialogue pour ne pas faire peur à d’éventuels repreneurs. C’est avec lui que nous avons alerté les élus locaux et les parlementaires, sans beaucoup de retours concrets à ce stade.
Avez-vous une préférence parmi les potentiels repreneurs ?
Il y en a trois à ma connaissance. Le belge Optakare, repreneur des magasins André, mais qui ne conserverait pas la production de Clergerie. L’homme d’affaires tunisien Philippe Sayada qui en reprendrait une partie, mais c’est très flou. Et le fabricant de chaussures californien Titan Industries qui garderait la marque et une cinquantaine de postes. De mon point de vue, c’est peut-être lui le « moins pire ». Je sais pertinemment qu’il y a un risque de casse sociale, mais croyez-moi, je m’emploie à ce qu’il y en ait le moins possible. Entre les départs volontaires des personnes qui veulent changer et les départs en retraite, nous essayerons de trouver des solutions. C’est peut-être irrationnel, mais je reste confiante.
Propos recueillis par Gilles Lockhart